31/12/2018

en 4000 mots | nouvelles de nos nouvelles

hiver 2018

#3. quand Kafka s'amuse


Antigone

Quatre légendes nous rapportent l'histoire d'Antigone: selon la première, elle fut mise à mort pour avoir transgressé l'édit de son oncle, Créon, en donnant une sépulture à son frère, Polynice, le traitre, qui avait combattu son frère, Etéocle, pour accéder au trône de Thèbes.

Selon la deuxième, même si la tragédie est une machine implacable, Créon ne pu se résoudre à tuer Antigone. Malgré les pressions de toute part, il donna une sépulture digne à Polynice et sauva ainsi Antigone d’une fin fatale. S’étant trahi lui-même, il mit fin à ses jours. La tragédie poursuivait ainsi son œuvre.

Selon la troisième, Hémon, le fiancé d’Antigone, réanima Polynice qui, au bord de la rupture, mit des mois à retrouver sa santé avant qu’Etéocle ne le retrouve et le tue durant son sommeil. Sa fin était ainsi écrite, difficile d’y échapper une deuxième fois.

Restait la question de la sœur d’Antigone, Ismène, la légende la fait disparaître et encore aujourd’hui on ne trouve aucun récit, aucun poème qui lui serait consacré. Ce qui interroge sur sa réelle existence.



[atelier F.Bon - Tiers livre]



28/12/2018

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hiver 2018

#2. écriture avec écrivain



13h43, Ariane Bock pousse avec ses coudes son Caddie dans les rayons du supermarché. Un carnet dans la main gauche, un crayon dans l’autre. On pourrait penser qu’elle biffe minutieusement les articles d’une liste de courses, mais non. Ariane Bock est écrivain et elle écrit n’importe où, n’importe quand et plus particulièrement dans les supermarchés qu’elle fréquente au quotidien. C’est sa drogue, sa source d’inspiration. Les rayons d’alimentation se succèdent et elle avance en jubilant. Elle écrit, elle prend des notes, dessine. Elle s’immerge dans l’absurdité de cet environnement quelque peu insolite pour récolter de la matière. Au rayon boîtes de conserve – son préféré –, elle imagine avec délice les sardines collées les unes contre les autres baignant dans une huile odorante. Puis c’est au tour des haricots rouges, des grains de maïs, des petits pois d’être passés en revue. Les couleurs se choquent et s’entrechoquent. Le carnet se remplit de mots savoureux, d’images appétissantes. Ariane Bock traine son corps encombrant dans tous les rayons, sans exception, et garde le dernier pour la fin, le rayon magazines et livres. Peu fourni, ce linéaire lui donne cependant des ailes, lui procure des sensations incroyables. Elle glane au hasard des phrases qu’elle trouve percutantes, des mots détonants, des fins incroyables. Et le temps passe, le temps passe, passe et s’égraine. 17h28, elle arrive enfin à la caisse, son carnet en overdose de mots et son sac à provision lesté d’un kilo de pâtes fraîches.


[atelier F.Bon - Tiers livre]

19/12/2018

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hiver 2018

#1. images mentales

Une paire d’escarpins de soirée, en verni rouge à talons assez hauts, étrangement posée là, entre les herbes sauvages au bord de la route départementale, au milieu de nulle part. Les bouts pointés vers le bitume, dans l’attente, l’offrande ou la provocation. Envie de prendre une photo, de poser un cadre, d’attribuer cette œuvre choquante et absurde à un artiste plasticien. Derrière cette mise en scène surprenante, la forêt.

Alex & Me, un titre comme une invitation au voyage intime. Une énigme. De la couverture souple, style papier kraft chiffonné — ocre et noir mêlés — se dégage un sentiment d’attente, de retenue, de vécu. L’œil est ensuite attiré par une inscription rouge sang écrite à la main, en bas à gauche : UNFINISHED. A l’intérieur, une histoire muette, à peine dévoilée, des photos qui captent une atmosphère sans vraiment la libérer. Et pour finir, un road trip et un visage féminin, coupe garçonne, regard interrogateur.

Arrêt sur image : une porte dans un appartement de ville. Particularité : porte condamnée depuis plus de 70 ans. Dans le salon lumineux, discrétion, invisibilité, une imperceptibilité dans le prolongement du mur. Le temps a aboli l’existence de l’objet jusqu’à l’effacer, lui retirer son essence, son âme. Les clés n’ont pas bougé, fichées dans la serrure argentée. Personne n’y prête attention. Seul le regard de la fillette devenue adulte interroge l’évidence.


[ateliers F. Bon  - Tiers livre]

15/12/2018

45. La nuit

Texte qui a fait l'objet d'une publication dans le collectif Je vous parlerai d'une autre nuit Tiers Livre éditeur


[construire une ville avec des mots]

La nuit s’installe au-dessus de la ville, une nuit profonde, compacte, enveloppante. Une nuit intrigante qui invite à sillonner le réseau urbain du nord au sud et d’est en ouest, à arpenter le sol et sentir la platitude du bitume craquelé sous les pieds, à se glisser dans l’opacité de l’air au point de ressentir sa texture comme une deuxième peau, à accepter l’errance et les heures d’obscurité qui s’égrainent dans l’indifférence collective. Marcher, marcher jusqu’au bout de la ville, atteindre ses extrémités et rêver d’immensité entre un échantillon de ciel nocturne et l’inépuisable macadam. La nuit est sans fin. Inattendue. Incontrôlable. Elle s’installe à notre insu, s’impose par son insoupçonnable authenticité, conquiert de son empreinte tenace les âmes rebelles. A l’instar d’un scénario monté avec dextérité, les rouages de la nuit se mettent en place avec une minutie exigeante. Et vient le temps de s’enfoncer dans la nuit tentaculaire, de se fondre dans le paysage urbain, d’affronter les excentricités de la ville en sommeil. La nuit la ville, la ville la nuit ? Que privilégier ? La nuit la ville, la ville la nuit ? La réponse ne prend de sens qu’au-delà de ces concepts. Aucune prédominance à favoriser en particulier, seule une alliance de mots à considérer. De là surgit la question de l’errance du corps dans la ville, du corps dans la nuit, du corps en marche tel un écho à peine perceptible, du corps qui respire, du corps qui transpire, du corps qui frémit. Se détache alors dans le contre-jour de la nuit une silhouette vaporeuse se déplaçant dans la ville destinée à déployer ses mille visages dans l’attente d’un signe annonciateur d’un lendemain équitable. Des pas résonnent dans le silence assourdissant de la nuit, s’incrustent dans le bitume pour mieux abandonner les empreintes orphelines de celui qui marche dans la nuit, seul. La ville dort. Que se passe-t-il dans les zones d’obscurité intense quand la lumière veloutée des réverbères faiblit, que le vent chuchote au creux de l’oreille endormie des mélodies oubliées, quand l’odeur âcre des pots d’échappement s’estompe pour laisser à l’atmosphère quelques heures de répit, quand le fleuve coule dans l’indifférence de tous si bien qu’il pourrait changer le sens de sa course ? Personne ne s’en soucie, sauf peut-être le sans-abri qui squatte sous le pont, il a l’oreille fine, lui. De loin, il a cru apercevoir la trace de l’ombre longiligne de celui qui marche dans la nuit, seul, et qui ne cherche rien, ou presque rien, ou peut-être quelque chose, quelque chose de rien, enfin, pas grand chose. La nuit se déplie, toujours secrète, jamais indifférente. Elle tricote son destin dans les abîmes du souvenir et se perd parfois au coin d’une ruelle, se nourrit de l’attente insupportable du jour et murmure à qui veut bien l’entendre des symphonies abstraites sorties de ses entrailles. Soudain, un cri se détache de l’antre de la nuit. Envoutant, inquiétant. Celui qui marche dans la nuit, celui qui n’en finit pas de marcher, celui qui rêve debout, celui qui scrute le ciel plombé par une nuit d’encre, celui par qui la nouvelle se propage, celui-là même qui marche dans la nuit, seul, entend ce cri déchirant. Un cri dans la nuit qui tétanise les sens, glace le corps, active les battements de cœur, déclenche la mise en apnée de la respiration, décuple les facultés de l’ouïe. Un cri dans la nuit échappé de nulle part, profond, percutant, incertain. Un cri dans la nuit qui diffuse ses particules stridentes dans les interstices de micro-organismes. Il n’y a plus rien à faire. Pourtant, celui qui marche dans la nuit convoque l’attente, l’attente quand il n’y a rien à attendre ou plus rien, quand rien ne se passe, que l’attente est vaine, mais que celui qui marche dans la nuit attend encore, juste pour rien, seulement pour être dans l’attente de rien. Alors quand la ville silence, quand la ville meurtrie, quand la ville blessée, quand la ville chavire, quand la ville démunie, quand la ville résiste, quand la ville rassure, celui qui marche dans la nuit reprend son errance nocturne dans la cité monochrome, marche, seul, marche sous les réverbères traquant les ombres, fragiles silhouettes qui avancent dans l’oubli de la nuit et s’éloignent vers un exil inaccessible. Et la ville soupire, s’étire, déverse sa tristesse sur la nuit qui n’en finit pas de finir. Ivresse de la mélancolie. Renversement du temps. Traverser la ville la nuit c’est entamer une longue marche éprouvante, écarter les morsures du vent, se délester des valises plombées par les souvenirs, aller de plus en plus loin dans la profondeur de la matière et se perdre au milieu du néant. Celui qui marche dans la nuit s’enfonce dans les rues étroites, lugubres, ténébreuses, là où le froid s’installe en permanence, là où la lumière ne pénètre plus, là où l’humidité ronge les esprits enragés. Celui qui marche dans la nuit s’engouffre dans les impasses crasseuses, nauséabondes, nuisibles, là où l’issue semble compromise, là où personne ne se risque, là où la fin s’incruste dans les portes défoncées. Celui qui marche dans la nuit se terre dans un renfoncement, là où même les chiens errants ne trainent plus, là où règne la déchéance, là où plus rien n’a de sens. Celui qui marche dans la nuit, vampirisé par les vapeurs des ténèbres, est rattrapé par le cours de son destin, revient sur ses pas, avance lentement, transpire, respire les effluves acides du sol, lève haut les pieds pour, pas après pas, se fondre dans la lumière épaisse d’un réverbère. Dans la rue, un volet claque, les gongs d’une porte grincent, des pleurs étouffés s’échappent d’une chambre anonyme avec la discrétion d’un jour sans lendemain. De l’autre côté de la rue, derrière une vitre recouverte par un dépôt de poussière graisseuse, une ombre furtive se déplace et s’évanouit dans le hors champ. Dans le silence inconfortable de la nuit, quelqu’un sort en claquant la porte, quelqu’un court dans la rue pavée et quelqu’un ne revient jamais. Ici, la nuit s’impose comme une évidence, une nécessité, enrobe la ville — brassage de bitume, béton, pierre et verre — dans l’épaisseur de son voile protecteur. Une communion de l’ordre de l’intime se diffuse pareille à une caresse mémorielle et sensuelle et devant celui qui marche dans la nuit, témoin de cette fusion, un espace urbain démesuré aux lignes horizontales et verticales se déplie en direction d’un avenir déjà tracé. Ainsi, la nuit creuse son destin dans les strates du souvenir et retient son destin dans un silence pesant qui n’a pour vocation que de déchirer l’espace encore endormi. A ce stade de la nuit, dans la lumière diffuse d’un instant retenu par un souffle de vie, celui qui marche dans la nuit, le corps enveloppé dans une écharpe de brume nocturne, les vêtements alourdis d’infimes gouttelettes vaporeuses, les mains enfoncées dans les poches, les épaules rentrées, poursuit son errance par-delà des rumeurs qui circulent sous les toits de la ville. Seul. Son regard flotte au-dessus de la ville endormie. Celui qui marche dans la nuit arpente en chancelant les trottoirs instables des rues désertes, ses pieds heurtant parfois des pavés récalcitrants. Celui qui marche dans la nuit ne compte plus ses pas, ses poumons s’enflent et se vident en cadence, il ralentit le rythme de sa marche, écrase un mégot, écarte un papier gras du bout du pied. Sa tête se vide, il ne sait plus où s’arrête la ville, où termine la nuit. Celui qui marche encore dans la nuit avance dans les rues calmes, longe les berges du fleuve, écoute le mugissement des eaux boueuses, respire les odeurs rances et nauséabondes qui émanent des ordures et, exténué par sa longue marche solitaire, s’allonge sur un banc, les mains croisées derrière la nuque, pour contempler les ultimes vestiges de la nuit et rêver d’immensités, d’éternités désertiques. La ville ne lâche rien. La nuit engloutit la ville qui ne lâche rien. Et celui qui marche dans la nuit fusionne lentement avec le paysage nocturne de la ville qui ne lâche rien et de la nuit qui engloutit la ville qui ne lâche toujours rien.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

16/09/2018

44. livres enfouis

[construire une ville avec des mots]

La phrase est tendue entre réel et fiction. Il est question du temps, de ses renversements inattendus et choquants, de son instabilité provoquant confusion et questionnement, de la pluie trop présente en saison estivale, du soleil maquillé de lourds nuages gris venant du large, prêts à déverser l’élément liquide dont ils sont gorgés au-dessus de la ville encore sous l’emprise de la combustion. Déroutant. Comment faire confiance au temps réel s’il se laisse influencer par le cours du récit ? L’urgence de le retrouver dans sa continuité connue, reconnue. Le déplacement dans la durée de l’espace comme une marque rassurante dans une immobilité programmée, à la recherche de stabilité. Mais le retour à la normalité n’entraine que déception et tristesse et saupoudre de grisaille un cœur déjà lourd de rendez-vous manqués.

La ville comme personnage principal du récit, la ville comme une offrande à elle-même, la ville comme un parcours initiatique. Une découverte. Une révélation. Les phrases s’enchaînent, dévoilent l’intimité d’une rue, le souvenir d’une odeur sucrée, un instantané volé à la fuite du temps. Les mots s’enflamment, percutent le réel, simulent la fiction en devenir, comme s’ils étaient la source même d’une définition de la ville. Et dans un champ d’infinitifs, le récit se déplie, se roule et se déroule comme une invitation à flâner dans cet espace d’infinies découvertes où la soif de transmettre les mots/maux de la ville jamais ne s’épuise. 

Les mots fusent, virevoltent, rebondissent de phrase en phrase, se heurtent à la ponctuation. Et puis, il y a cette omniprésence du « il » qui rythme les débuts de phrases et accueille à sa suite les verbes d’action. L’œil s’accroche à ce « il » comme une entité envoutante, n’envisage aucune échappatoire possible, le façonne dans la profondeur de sa rétine, l’accompagne dans sa course aux phrases courtes et cadencées. Puis, dans un mouvement élégant, le texte relâche la tension, sculpte le lieu, s’empreigne de l’atmosphère bienveillante avant de se ressaisir et d’aligner une vague d’infinitifs préposés à stimuler l’attention du lecteur qui n’en finit pas de se laisser guider à travers la force et l’intensité du récit.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

13/09/2018

43. frontière close & ouverte

[construire une ville avec des mots]

Au commencement, la longue gestation et maturation du texte à écrire, puis le doux frottement de la pointe du stylo sur le papier ou l’enfilade de lettres en arial, georgia ou times new roman sur la page Word de l’ordinateur, et pour finir, un texte, une accumulation de textes, des pages noircies de mots construisant des histoires, mais après, que reste-t-il de cette débauche de phrases successives, des piles de feuilles recouvertes d’encre invasive ? Et cette sensation d’avoir encore tant à écrire, tant à raconter, la tâche semble infinie. Et la question jaillit, fuse, se dévoile dans toute sa brutalité : que resterait-il à écrire ? Ce qu’il resterait à écrire se nourrit de la substance éphémère que libère un vaste chantier ouvert à tous les possibles. Ce qu’il resterait à écrire donnerait naissance à ce qui n’a pas été exprimé ou formulé en des termes soigneusement choisis, ce qui reste latent dans les méandres de l’imaginaire, ce qui a été retenu par pudeur, les non-dits embarrassants, les évidences insoumises, le souvenir ranimé d’un mot, d’un lieu, d’un visage oublié. Et l’angoisse de ressentir l’impuissance des mots à sortir, l’angoisse de ressentir le temps s’allonger et se figer dans la texture des écrits déjà réalisés. Alors, réaliser le chemin restant à parcourir, réveiller les mots, secouer et dépoussiérer les textes, écouter leur histoire, travailler la matière dans ce qu’elle a de plus subtil, de plus profond, la réanimer. Le travail de réécriture peut commencer. Relire dans la profondeur de la matière, marbrer le texte de renoncements, dévoiler d’autres possibles, questionner l’essence même du geste dans toute sa générosité. Et offrir à l’écrit la possibilité de s’élancer dans le vide, l’inconnu préoccupant en proférant les mots, les uns après les autres, leur donnant du poids, du relief, un souffle de vie afin de les délivrer, de les abandonner, démunis, face à leur destin.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]
42. interstices

[construire une ville avec des mots]

Entre la #2 et #3

Depuis combien de temps le passé s’entasse-t-il dans cette boîte aux lettres impersonnelle dont la marque du temps s’est incrustée en saupoudrant le métal malade de délicates tâches de rouille ? Les souvenirs d’antan se superposent à la réalité du moment. Double vision inconfortable, non pas insupportable, mais confuse. Le corps inerte devant ce qui fut une histoire sans nom. Porter un dernier regard sur l’ensemble du bâtiment familier, familier d’avant le temps d’aujourd’hui, car aujourd’hui apporte le changement, la méconnaissance du lieu délaissé, l’étrangeté du présent qui porte en lui les traces d’une vie enfouit dans l’oubli. Au bout de l’impasse le regard s’est perdu. Songer maintenant à quitter le décor encombrant. 


Entre #19 et #20

Elle s’affale sur le canapé, jette de part et d’autre ses escarpins et masse ses pieds douloureux. Les rumeurs de la rue montent par vagues sonores jusqu’à son étage, façonnent l’intérieur de la pièce, créent un écho vaporeux qui lui tourne la tête. Sur la table du salon à côté du vase vintage regorgeant de tulipes jaunes, un carton d’invitation au vernissage de la toute récente exposition du musée d’art contemporain, ce soir, 18h-19h30. Le journal local, délaissé sur l’accoudoir usé du canapé, titre : « Le vernissage le plus attendu de la saison artistique ». Tout de gotha artistique de la ville sera présent. D’entrée de jeu, elle anticipe, courbettes immodérées, regards méprisants ou provocateurs, paroles acerbes, indifférence ou exubérance, un splendide cocktail des mœurs dissolues que l’élite sociale de la ville est en mesure d’afficher. A 20h12, exténuée par ces mondanités hypocrites, elle se sert un dernier verre d’alcool et, la tête reposant sur l’appui tête du canapé, elle laisse son esprit se perdre dans ce que le musée à de plus secret, de plus profond, cet espace inconnu et obscur, gorgé de sa plus simple intimité.


Entre #26 et #27

Un ailleurs, un bout du bout du monde, là où le voyage vers un espace vierge est encore possible, là où un imaginaire débridé peut terminer sa gestation, là où il est aisé de se retrouver, elle à se sentiment, au plus profond d’elle-même, de pouvoir rejoindre ce territoire insondable et de s’y perdre comme dans le regard délavé d’un être passionné. Il ne lui reste plus qu’à définir le bon moment, décider de l’instant où la bascule peut s’opérer, franchir le pas sans jamais se retourner.



[contribution atelier  F. Bon - Tiers livre été 2018]

11/09/2018

5ème cycle : la fiction comme résultante

41. entre doubles crochets

[construire une ville avec des mots]

C’est un petit [1] passage [2] sans grand intérêt [3]. Rien à y voir, rien à y faire [4]. Il est pratique, c’est tout [5]. Elle [6] l’emprunte pour éviter un détour lorsqu’elle rend visite à son amie d’enfance. Verrière terne, faïence usée, tapis central fané. Façades de commerces désœuvrées recouvertes de papier journal. Portes entrebâillées. Seul un bar [7] reste ouvert la journée [8]. Deux tables orphelines empiètent sur le passage. Un serveur ancienne école [9], droit dans son costume trois pièces. Un temps suspendu à rien. Peu d’activité à l’intérieur même du passage, des chuchotis. Le regard glisse sur la lumière poussiéreuse. Pourtant, elle n’est pas la seule à traverser et retraverser dans un flux parfois plus tendu selon l’heure cet espace indéfinissable ouvert au public [10].

[1Pourquoi « petit » ? Existe-t-il de grands passages ? Idée à creuser ou adjectif à enlever.
[2pas/sage, pa/sa/ge, sa page… deux lieux évoquant la notion d’empreinte. Les pas sur le sol, éphémère et répétitif. L’encre sur la page, visible, indélébile.
[3où sont passées les autres, ceux qui apportent de l’intérêt ? Sont-ils si différents ?
[4Un lieu démuni de l’essence même de l’existence, où le réel s’est absenté, où la vie s’est vidé de sa sève. Un lieu sec.
[5Une bien maigre consolation.
[6Elle, celui qui écrit et le double. Faire un choix ou pas.
[7Trouver un nom.
[8Une lueur d’espoir… et pourtant.
[9Maladroit ! Trouver une autre tournure. « Formé à l’ancienne école » ou « d’un autre temps ».
[10Deux mondes différents se côtoient : celui qui s’inscrit dans la stagnation et celui qui existe par le mouvement. Décalage.




[contribution atelier F.  Bon - Tiers livre été 2018]

08/09/2018

40. limite

[construire une ville avec des mots]

Le canal effleure la ville comme s’il refusait de s’y glisser, de s’y engager, d’y laisser une empreinte. Il l’évite, se met à l’écart, la toise de son regard silencieux et passe son chemin. Avec indifférence, il invite l’élément liquide à longer le quai aménagé pour les promenades urbaines et préfère porter son attention vers l’autre rive, la végétale, la sauvage. De ce côté de l’eau, aucune trace de civilisation. Le chemin qui borde le rivage est en terre. Au-delà, c’est la forêt, touffue, regorgeant de hautes fougères. Il faut y être initié pour s’avancer dans ce labyrinthe verdoyant. Le canal s’inscrit comme une frontière, une ligne imaginaire, un poste de passage. Ici se termine l’expansion de la ville, rien d’urbain ne peut traverser ce paisible corps fluide qui symbolise l’extrémité, la lisière de la civilisation. Etrange concept que ces deux parties opposées à peine juxtaposées, délimitées par un ruban humide aux teintes variables allant du vert cristal, du bleu profond au gris perlé selon les caprices des ciels. 



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]
39. chantier

[construire une ville avec des mots]

Abandon, démolition, béance et reconstruction. Le cycle de l’éternel recommencement. Là où les hangars prolongeaient leur secrète existence est venu le temps des projets d’embellissement. Succession de bâtiments désaffectés en béton, aux murs maculés de gigantesques tags colorés, vestiges d’un espace redistribué, réapproprié par l’art urbain. Perdu dans l’oubli des couches de poussière industrielle le quartier ouvrier, populaire, une légende, celui des usines abandonnées. L’ensemble végétait depuis des décennies jusqu’au jour où la musique discordante des marteaux-piqueurs a envahi l’espace confiné de l’enfilade d’entrepôts. Un nuage de particules grisâtres s’est soulevé avant de se redéposer à la nuit tombée. Le paysage délabré s’est avachi. Monticules de gravas, poutres en métal arrachées aux structures ensevelies, tôles ondulées défoncées, déchiquetées, le tout emporté dans un ballet incessant de camions-bennes. Le béton a commencé à couler durant des semaines, des mois. Des mètres et des mètres cubes de matière pâteuse se sont déversés dans les ouvertures béantes des chantiers clôturés par des palissades surdimensionnées. Des dizaines de grues ont surgi de ces champs déshumanisés destinés à faire émerger un nouveau concept de la vie urbaine. Puis est arrivé le jour où les bâtiments se sont élevés au-delà des clôtures. Du boulevard, les passants ont pu évaluer l’ampleur du projet, surveiller le positionnement de chaque bloc, imaginer le vent s’engouffrer dans ces espaces ouverts à la pluie, entendre le béton craquer sous l’emprise des variations thermiques. Bruit assourdissant des machines, des camions et des grues le jour. Vision d’un ensemble désarticulé, brut et surréaliste la nuit. Ce projet a vampirisé le quartier jusqu’au jour où un grand dignitaire a couper le ruban rouge. Une photographie a été prise pour immortaliser ce moment solennel, valider la fin des travaux, présenter le nouveau quartier. Les officiels de la ville se sont congratulés, des mains ont été serrées, un vin d’honneur offert et les petits fours dévorés. Depuis, à l’heure où la nuit se déverse comme une évidence, des résidents tenant leur chien amorphe en bout de laisse sortent le dos courbé, avancent d’un pas mécanique rappelant celui des zombies, pour se perdre dans les rues vidées de leurs âmes.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

07/09/2018

38. jamais dire jamais

[construire une ville avec des mots]

L’exaspérant kaki de grand-mère sèche sur le balcon
La vodka s’évapore dans les égouts
L’arrivée du marchand de glaces
La ville dans une tasse de café crème
Soudain la brume frappe à la porte
Sous un ciel délicat
Rue des quatre coins
L’inconsolable locataire du premier
Dans l’intimité des bruits 
Murmures et agonies sur les quais
L’étoffe bleue et le rasoir du coiffeur
Quand les grues découpent la nuit
Le canapé cramoisi et la pince à linge
La signature du vent
Poétique et cauchemar du café d’en face

(une liste de titres…


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]
37. enfilades

[construire une ville avec des mots]

Une porte claque. Une autre s’ouvre. Un courant d’air frais traverse le couloir, se glisse dans un enchaînement de pièces assombries par l’opacité des persiennes. Un cabas débordant de courses attend dans une profonde solitude sur le sol encore humide de la cuisine. Derrière le mur où la pendule égraine des heures vides, des mots résonnent, orphelins, et se perdent dans l’espace confiné. Fragments cryptés d’une lointaine conversation téléphonique. Un rai de lumière pâle sous la porte de la salle de bains. A l’intérieur, une adolescente brosse les longs cheveux d’une fillette. Chignon haut et couronne de fleurs blanches embellissent le visage enfantin. Dans l’appartement d’à côté, répétition d’un solo de violon. La porte d’entrée est restée entrouverte. La cage d’ascenseur diffuse un parfum musqué, énigmatique. Sur le paillasson de l’appartement du dessus, des chaussons roses. Un cri d’enfant, profond, sincère et une minuscule araignée sur le mur des toilettes. Une mappemonde, un ours en peluche, un puzzle en devenir. Dans la salle d’attente, des revues usées, écornées, déchirées datant de la dernière décennie. Dans la chambre de bonne, une guirlande de boules colorées s’étend, nonchalante, le long de l’étagère saupoudrée de poussière. Le temps s’étire comme ces enfilades de pièces, d’appartements, de bâtiments qui sont autant de témoins pour ces histoires qui se déplient, s’effilochent et s’oublient dans un murmure, dans un soupir.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

23/08/2018

36. surgi du très loin

[construire une ville avec des mots]

Nord – Oubliée, perdue, pulvérisée dans le tréfonds des âmes, la réalité des chantiers à tous les coins de rue n’est plus. Anéantis les travaux situés derrière le quartier jadis rénové. L’histoire s’est reconstruite, sans marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement des casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville dans sa maturité extrême. Le passé est oublié, enseveli, rayé des mémoires. Place à l’inconnu, à l’imaginaire, au rêve. La renaissance, c’était il y a fort longtemps, terrée dans les mémoires englouties par le destin. De cet enchevêtrement de réservoirs d’eau – navigation improbable – bassin à flot – mécanique de l’écluse – lac, plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage, il ne reste rien. Tout est enseveli, recouvert par les eaux, ce même élément liquide qui était devenu, dans les temps lointains, l’essence même du présent. S’en éloigner un peu. Revenir au plus près de cette ère. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les constructions qui autrefois avaient pris racine dans les entrailles du sol, dans un entrelacement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant n’existent plus. Aujourd’hui un monde souterrain improbable arrive à survivre. L’acier, le verre, le bois et la pierre qui enrobaient les œuvres architecturales d’antan ont disparu, englouties, ensevelies, perdues dans un passé sans mémoire. Maintenant, les passants ne regardent que le vide. Le temps s’est figé à la surface de l’eau. La mutation a tout décimé.

Est – Fut un temps où le fleuve se lovait au creux de la pierre, l’habitait, la rongeait et dissociait la ville en deux mondes contrastés. Frontière invisible et l’impulsion folle de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimentait comme interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filaient vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissaient l’horizon, masquaient l’ailleurs, attisaient la curiosité, développaient un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libérait un souffle d’avenir en réflexion. Ça, c’était il y a fort longtemps. Aujourd’hui, la cité a perdu tous ses repères. Comment vivre la ville de l’autre côté ? La question n’a plus de sens. Rien ne se franchit au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques résidus d’une époque révolue à jamais. Irréversible, le lien s’est interrompu. Les échanges se sont figés. La marche folle vers l’autre rive est devenue utopie. Le fleuve n’existe plus. La face B de la ville ? De quoi parlez-vous ?

Sud – Gare de tri. Autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier dévorées par la rouille. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement envahis par des herbes hautes et brûlées par le soleil. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques mutiques. Echos imaginaires du grincement des freins et du choc sourd du raccord des locomotives. Wagons à jamais en attente. Couleur feuille-morte des rails, couche de graisse déshydratée et colmatée autour des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et abandon des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente de marchandises hypothétiques. Dans le parking, des cadavres de camions, portes éventrées. Un monde sans vie, sans âme, figé dans un espace intemporel. Plus loin, le centre commercial désaffecté.

Ouest – De l’étage panoramique de la plus haute tour de la ville, porter le regard vers l’ouest. Imaginer à travers la brume persistante, l’océan. Reprendre l’ascenseur et attendre l’impulsion électrique, deux minutes ou deux heures. S’engouffrer dans le vétuste TGV océanique. Traverser les différentes épaisseurs de la ville, si possible, sans encombre. Au-dessus du souterrain, le centre dévasté et ses rues étroites déserts. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée agonise. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers étalent leur souffrance. La végétation, ou ce qu’il en reste, grignote quelques mètres carrés d’espace. Le TGV océanique enjambe la rocade encombrée des carcasses de véhicules accidentés. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville, rentrer dans un espace entre deux, un sas. Pavillons individuels et jardins arborés inexistants. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie rayés de la carte. Route nationale à deux sens engloutie par les herbes. Le TGV océanique trace sa route, nonchalant, à travers une jeune forêt de pins squelettiques rongés par les pluies acides. Au bout, le quai de la cité refuge. Et au-delà, au bout du bout des rails, le sable blond et l’océan. Comme un sursis de vie.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

19/08/2018

35. anticipation mais pas trop

[construire une ville avec des mots]

Nord – Des nouveaux chantiers à tous les coins de rue, juste derrière le quartier déjà rénové. Et l’histoire se réitère, convoque à nouveau les marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement d’une multitude de casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville entre destruction, reconstruction et renouveau. Comme si le quartier d’à côté portait toujours les traces d’une ancienne déflagration déjà oubliée, ensevelie. Depuis, une renaissance s’est opérée. De cet enchevêtrement de réservoirs d’eau – navigation improbable – bassin à flot – mécanique de l’écluse – lac, plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage est né un projet gigantesque où l’élément liquide est devenu l’essence même du présent. S’en éloigner un peu. Revenir au plus récent. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les constructions qui avaient pris racine dans les entrailles du sol affleuraient à la surface, dans un entrelacement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant. Aujourd’hui est déjà dépassé. L’acier, le verre, le bois et la pierre enrobent ces nouvelles œuvres architecturales et les livrent une nouvelle fois aux regards des passants. Le temps s’écoule, se reconstruit et la mutation s’opère généreuse et surprenante, ailleurs.

Est – Le fleuve se love au creux de la pierre, l’habite, la ronge et dissocie la ville en deux mondes contrastés. La frontière invisible et l’envie de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimente, interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filent vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissent l’horizon, masquent l’ailleurs, attisent la curiosité, développent un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libère un souffle d’avenir en réflexion. Ça, c’était avant. Aujourd’hui, comment vivre la ville de l’autre côté ? La question ne semble plus se poser, même si tout se franchit encore au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques de l’époque Eiffel. Le lien s’opère actuellement en continu. Les échanges s’amplifient. Rien ne peut arrêter cette marche folle vers l’autre rive. Le fleuve est pratiquement recouvert des va-et-vient en flux tendu. La face B de la ville s’est éteinte.

Sud – Gare de tri. Une autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques. Grincement des freins, choc sourd du raccord des locomotives. Wagons en attente, en chargement, en partance. Couleur rouille des rails, graisse qui suinte des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et chargement des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente, transvasement de marchandises. Dans le parking, attente des camions, portes ouvertes. Deux ans plus tard, rien n’a changé. Tout semble figé dans un espace intemporel. Plus loin, existe toujours le centre commercial. 

Ouest – De l’étage panoramique de la plus haute tour moderne de la ville, porter le regard vers l’ouest. Apercevoir par temps dégagé, au loin, l’océan. Reprendre l’ascenseur et s’engouffrer dans le nouveau TGV océanique. Traverser les différentes épaisseurs de la ville en quelques secondes. Au-dessus du souterrain, le centre et ses rues étroites grouillantes de piétons aux multiples objectifs, de deux roues slalomant entre les voitures impatientes de démarrer au quart de tour dès que le feu passe au vert. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée affiche sa densité sans que les passagers en aient conscience. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers s’étalent plus aériens, moins d’ensembles immobiliers surchargés. La végétation grignote quelques mètres carrés d’espace. Le TGV océanique enjambe la rocade surchargée à la vitesse d’une comète. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville et rentrer dans un espace plus rural n’est plus possible. Pavillons individuels et jardins arborés retombés dans l’oubli. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie sont retombés dans l’oubli. Route nationale à deux sens, une image du passé. Le TGV océanique trace sa route en quelques minutes à travers une forêt de pins. Au bout, le quai ombragé. Et au-delà, au bout du bout des rails, le sable blond et l’océan. Immense.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

18/08/2018

34. nord sud est ouest

[construire une ville avec des mots]

Nord – Des chantiers à tous les coins de rue. Marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement d’une multitude de casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville entre destruction et reconstruction. Comme si le quartier avait été pulvérisé par une déflagration immatérielle. Depuis, c’est une renaissance. Réservoirs d’eau. Navigation improbable. Bassin à flot. Mécanique de l’écluse. Lac. Plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage. Ne pas trop s’éloigner. Revenir au plus près. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les nouvelles constructions prennent racine dans les entrailles du sol, affleurent à la surface dans un enchevêtrement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant. L’acier, le verre, le bois et la pierre enrobent les œuvres architecturales et les livrent ainsi aux regards des passants. Le temps s’écoule, se construit et la mutation s’opère généreuse et surprenante.

Est – Le fleuve se love au creux de la pierre, l’habite, la ronge et dissocie la ville en deux mondes contrastés. La frontière invisible et l’envie de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimente, interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filent vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissent l’horizon, masquent l’ailleurs, attisent la curiosité, développent un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libère un souffle d’avenir en réflexion. Comment vivre la ville de l’autre côté ? Ici tout se franchit au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques de l’époque Eiffel. Le lien s’opère. Les échanges s’amplifient. Rien ne peut arrêter cette marche folle vers l’autre rive. La face B de la ville.

Sud – Gare de tri. Une autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques. Grincement des freins, choc sourd du raccord des locomotives. Wagons en attente, en chargement, en partance. Couleur rouille des rails, graisse qui suinte des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et chargement des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente, transvasement de marchandises. Dans le parking, attente des camions, portes ouvertes. Plus loin, un centre commercial. 

Ouest – Du haut de la flèche de la basilique, porter le regard vers l’ouest. Apercevoir par temps dégagé ou imaginer, au loin, l’océan. Redescendre et prendre le bus transrégional. Traverser les différentes épaisseurs de la ville. Le centre et ses rues étroites grouillantes de piétons aux multiples objectifs, de deux roues slalomant entre les voitures impatientes de démarrer au quart de tour dès que le feu passe au vert. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée affiche sa densité. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers s’étalent plus aériens, moins d’ensembles immobiliers surchargés. La végétation grignote quelques mètres carrés d’espace. Le bus enjambe la rocade surchargée. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville et rentrer dans un espace plus rural. Pavillons individuels et jardins arborés. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie. Route nationale à deux sens. Le bus ralentit, emprunte une étroite départementale à travers une forêt de pins. Au bout, le parking ombragé. Et au-delà, au bout du bout de la route, le sable blond et l’océan. Immense.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

15/08/2018

33. Transaction

[construire une ville avec des mots]

La rue sent bon la baguette mince et croustillante, le croissant au beurre. Elle s’étire sur plusieurs centaines de mètres et s’ouvre sur des cours et des ruelles improbables. Est-ce le sens unique imposé aux véhicules qui lui confère ce charme particulier ? Les trottoirs paraissent plus larges et accueillent une foule infatigable de piétons qui butinent, inlassables et curieux, d’un commerce à l’autre. Ici ça vit, ça bouge, ça fourmille à toutes les heures de la journée, même de la nuit. Le matin, la jeune femme au manteau rose prendre son petit déjeuné en terrasse, le serveur nettoie la table d’un geste souple et routinier et prend la commande habituelle en haussant les épaules, dans l’appartement du dessus, une mère prépare à la hâte le goûté de son fils qu’elle glisse dans son cartable, l’épicier réapprovisionne son étal qui déborde sur le trottoir, un livreur gare sa camionnette en double file et rentre dans l’agence de voyage avec un paquet volumineux, il fait signer le reçu et d’un geste maladroit prend rapidement congés de la responsable, tandis que dans la chambre froide, le boucher termine de couper, découper, entailler, ficeler des kilos de viande, les muscles meurtris par le labeur, une lycéenne court après une camarade et manque de trébucher juste devant un sans abri adossé à une porte cochère, à la réception de l’hôtel, un commercial tend sa carte bleue professionnelle et demande si le parking est compris, le facteur slalome entre les passants et n’hésite pas à klaxonner pour se frayer un passage, une femme âgée étale sur la toile cirée des photos de famille et verse une larme à la vue de son fils disparu, un couple échange sur la destination de leur prochain voyage et ne semble pas d’accord, exténuée, la patronne du night club compte et recompte la recette de la nuit. 


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

12/08/2018

32. ciels ma ville !

[construire une ville avec des mots]

Ciel prometteur. Juste par-dessus les toits. Ciel réfractaire. Reflet de nuages dans une flaque d’eau. Ciel d’averses. Balayage uniforme de l’exubérance nuageuse. Coup de pinceau, gris délavé. Gouttes de cristal tombant, monotones, sur les tombes. Comme si la ville suintait ses morts. Au coin du cimetière, une fillette à cloche pied fredonne une comptine. Ciel émacié. Vidé de son existence. Comme si la ville avait passé un pacte avec le diable. La prison ouvre ses portes, un détenu en sort. Libre. Et le ciel se courbe, salue la bonne nouvelle, se teinte de rose, apprête ses nuages au couchant dans une tentative de révérence, maladroite. Ciel démuni. Privé de son air, disparu par vagues successives. Flottement sur le boulevard. Lumière terne, délavée, fanée. Comme si la crémière, au coin de la rue, avait fait sauter les fusibles de son étal réfrigéré. Ciel déshabillé. Innocence de l’instant vécu. Bleu de fête, lumineux. Comme si les habitants du quartier exultaient de s’asseoir sur un banc, de partager un jour sans frontière, de se restaurer au bord du fleuve, de faire à queue à la boulangerie. Ciel surprenant. Particulier, longeant les murs de la ville. Ciel qui roule sur lui-même, devient matière et rentre dans la chambre du troisième. Lumière neutre. Comme si l’incompréhension se posait. Le cours de la vie se poursuit, invisible. Au dehors, le ciel matériel s’est reconstruit. La vie n’a jamais cessé d’exister, la ville de se construire et les ciels se succèdent parfois dans une indifférence désolante, parfois dans une adoration mystique. Les couleurs valsent à faire pâlir de honte un arc-en-ciel vigoureux et défient les feux d’artifice les plus prometteurs. De temps à autre, une âme mélancolique se prend à invoquer le ciel qui, joueur, découd le bord de ses nuages bedonnants tels des édredons bien douillés et libère leurs traines vaporeuses.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

11/08/2018

4ème cycle : route des utopies

31. Calvino et les morts

[construire une ville avec des mots]

Quand la ville reprend haleine. Quand la ville déborde. Quand la ville réverbère. Quand la ville s’assoupit auprès de ses âmes. Et puis, quand la ville se meurt. Où vont les morts présents dans la rubrique nécrologique du jour ? Repérer, pister, accompagner, ensevelir. Faire trois fois le tour du cimetière avant de passer la grille, se sentir vivant. Il y a la ville qui existe, il y a la ville qui succombe. Quand la ville récolte le dernier souffle dans un murmure à peine perceptible. Quand la vie devient poussière et s’étale sur la surface rugueuse d’un timbre poste. Imaginer. En prenant de la hauteur, le cimetière ressemblerait à l’intérieur d’un album de timbres : petits carrés bien ordonnés, bien entretenus, secs. Quand la ville se meurt, où vont les morts présents dans la rubrique nécrologique du jour ? Suffoquer, succomber, reposer, inhumer. Faire trois fois le tour du cimetière avant de passer la grille, se sentir absent. Il y a la ville à côté et celle de l’entre deux ciels. La naissance, la mort. Il y a la ville de la bascule. Cet espace de non lieu où tout peut surgir, ou rien ne jaillit. Quand la ville absente. Quand la ville compte ses morts dans la rubrique nécrologique, où vont-ils ? Boîtes réfrigérées, entassées, éparpillés. Silence. Silence de la mort serait plus approprié. Faire trois fois le tour du cimetière avant de passer la grille et ne rien ressentir que le vide.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

09/08/2018

30. répéter

[construire une ville avec des mots]

23h42. Elle franchit le portail et accède au porche intérieur. Un cantique lui parvient, feutré, lointain. Elle écoute, immobile. Puis elle se décide à entrouvir délicatement la petite porte capitonnée à sa droite qui, en pivotant sur ses gonds, pousse un soupir mordant. Le manque d’huile, pense-t-elle en même temps que de nombreux souvenirs lui reviennent en mémoire, la submergent. Depuis combien d’années n’était-elle pas rentrée dans une église ? Cette église en particulier ? Petite, elle n’avait manqué aucune messe de minuit. Sa mère y tenait. Pas question de s’y soustraire, même son père non croyant, mais baptisé par tradition, n’avait jamais songé à abdiquer ce soir-là. Les chants de Noël l’accueillent comme une invitation à remonter le temps. Peu de monde dans la petite église romane du quartier. Dehors, il pleut. Le vent transperce les vêtements chauds et glace les os. Les quelques familles regroupées sur les bancs inconfortables endossent une bienveillance appropriée à l’événement consacré. Tous se prêtent à l’exercice du chant dans une bonne humeur apparente. Les enfants manifestent leur impatience et lui rappelle la sienne au même âge. Sa mère lui faisait les gros yeux et serrait fort sa main dans la sienne pour restreindre son impatience : « Sois sage si tu veux voir la crèche», lui soufflait-elle à l’oreille. Serait-elle nostalgique de ce temps ? Elle ne saurait le dire. Elle se souvient de la voix du prêtre, si chaleureuse, si envoûtante le Noël juste après l’accident de sa mère. Une voisine lui avait proposé de l’amener avec elle, mais le charme n’œuvrait plus. Les KyrieGloriaAgnus Deiet les paroles d’évangile se perdaient dans les hauteurs de la nef sans qu’elle n’en saisisse le sens. A la suite de ce Noël douloureux, elle n’avait plus souhaité rentrer dans une église durant un culte. Dans cette nuit magique, elle observe de loin les gestes du prêtre, toujours les mêmes, comme si toutes ces années s’étaient superposées les unes aux autres sans que le temps ne puisse les altérer. Les fidèles semblent n’être jamais sortis de cet édifice glacial. Ce sont les mêmes attentes, les mêmes mimiques, les mêmes réprimandes aux enfants qui rythment l’office. L’odeur de l’encens est toujours aussi entêtante, la cire chaude coule le long des cierges allumés pour l’occasion et les napperons de l’autel, d’un blanc immaculé, seront retirés par un enfant de chœur dès la cérémonie terminée. Une personne dans l’assemblée tousse, une autre se racle la gorge, un enfant ronchonne. Sortir et en finir définitivement avec ce souvenir trop imposant.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

07/08/2018

29. rencontrer

[construire une ville avec des mots]


Il est là, comme chaque midi, attablé à la terrasse du café du Centre, le journal du jour déplié sur ses jambes croisées. De temps à autre, il sirote avec délicatesse un digestif qu’il a pris l’habitude de commander après son repas et son café de la pause méridienne. Sur la table, l’étui élimé de ses lunettes de lecture, deux ou trois billets de 5 euros et quelques pièces de monnaie qui lui serviront à régler l’addition. Depuis le début de la matinée, de gros nuages gris chargés de pluie menacent de se déverser sur la ville encore tiède des chaleurs de la veille. Il a pris soin de revêtir un imperméable court beige qui s’accorde bien avec son teint mat. Elle, elle l’observe d’une boutique, de l’autre côté de la rue. Elle avait remarqué qu’il pouvait se plonger de longues minutes dans la lecture d’un article, relevant parfois la tête, les yeux dans le vague essayant d’atteindre un point mystérieux – peut-être la boutique d’en face ? – avant de reprendre le cours de sa lecture. L’activité de la rue semble n’avoir aucun impact sur sa concentration. Les bruits, les odeurs et le monde tel qu’il est glissent sur lui sans jamais l’atteindre. Elle, elle est juste fascinée par cet homme qui, sans vraiment se dévoiler, aiguise sa curiosité et tisse son histoire par ses silences prolongés. Autour de lui, la vie dans ce qu’elle a de plus banale. De la main gauche, il prend des notes dans un carnet à la couverture souple. Elle imagine une écriture souple légèrement penchée sur la gauche. Les voitures accélèrent, expulsent énergiquement les gaz des pots d’échappement, klaxonnent, se croisent au rythme programmé des feux de signalisation. Il n’y prête aucune attention. Elle prend une pause, sort de la boutique, va s’asseoir sur les marches du perron d’à côté. Elle le fixe exagérément, l’observe avec minutie. Sur les trottoirs, les piétons se croisent, se décroisent, s’entrecroisent. L’heure de réintégrer le bureau sonne. Une idée furtive la traverse : oserait-elle l’approcher ? A la terrasse du café, les clients poursuivent leur ronde infernale. En commande : cafés, sandwishes, bières, tartes sucrées, salées… Un bus s’arrêt devant elle. Au démarrage, la table n°7 est libre, le garçon la débarrasse.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]