29/07/2018

27. arriver

[construire une ville avec des mots]

Port Authority Bus Terminal, 23h37. Après plusieurs secousses très prononcées, le bus s’arrête net laissant échapper un bruit strident de freins mal entretenus puis déverse sans plus attendre sur le quai dépeuplé une poignée de voyageurs encore engourdis, plus ou moins défaits, voire avachis par leur interminable trajet. Un homme en uniforme, le logo de la compagnie de transport tissé sur le haut de sa manche, note l’heure d’arrivée du bus. Sur ce bout de trottoir pas de comité d’accueil ni de groupies surexcitées derrière des barrières de protection, le lieu ressemble plutôt à une sortie de service. Le bagagiste, impatient de terminer son service, ouvre la trappe à bagages. Chacun récupère son sac et se disperse. L’anonymat tisse sa toile détroussant de leur histoire les silhouettes vaporeuses englouties par la nuit opaque. Elle se retrouve seule, démunie, se questionnant sur la direction à prendre pour sortir du terminal. Au-delà du vide qui s’installe aux alentours, les flashbacks de son arrivée dans la mégalopole viennent la visiter comblant ainsi des pans de son cerveau pour le moment inopérant. La fatigue l’ankylose. Elle s’assoie sur son sac, consciente que la ville est là, en direction de la sortie. Le film de son arrivée se joue et se rejoue dans sa mémoire tel un film qui se rembobinerait et se projetterait en boucle jusqu’à l’infini. Eprouver encore une fois la sensation forte d’un but bientôt atteint. Retarder le moment. Profiter de cet instant en suspension et l’imprimer définitivement dans sa mémoire. Observer les palpitations de la ville juste avant la traversée du Queensboro Bridge et se dire que « ça y est, on y est à nouveau ». Le regard transperçant la vitre poussiéreuse du bus s’accroche au panorama, se laisse subjuguer par ce splendide paysage urbain. Frissons. Une carte postale vivante. L’image sans le son. Pas encore, il viendra plus tard lorsque le pont aura été franchi. Enchantement. Les lumières de la ville sont autant de petits lampions qui embrasent la nuit, laissant l’imaginaire vagabonder, libre, au-dessus des différents quartiers de la cité. Il est temps pour elle de poursuivre son chemin, de se fondre dans la nuit profonde et d’affronter les paradoxes de la ville.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]
26. révélation

[construire une ville avec des mots]

Se souvenir de la perception de la ville puis s’en éloigner pour mieux y revenir. Etre là quand la ville s’impose comme une évidence, une nécessité. Fusion de bitume, béton, pierre et verre. Une communion de l’ordre de l’intime s’installe pareille à une caresse mémorielle et sensuelle et devant soi, à perte de vue, un espace urbain démesuré aux lignes horizontales et verticales rappelant une œuvre digitale de Miguel Chevalier. La ville s’étale, imprime dans le sol son ADN singulier. Et cet appel irrationnel, murmuré en une douce confidence, inscrit en filigrane au plus profond de soi une marque indélébile. Vivre la ville comme si c’était la première et la dernière fois. Visions vertigineuses qui se succèdent à perte de vue. Avenues qui n’en finissent pas d’en finir. Lignes verticales étourdissantes se perdant dans le spectre solaire. Superposition d’étages jusqu’à ne plus savoir compter. Succession de rues parallèles et perpendiculaires, tracés géométriques. La ville déplie son aura sur les deux vecteurs, prend du volume et s’écrit de l’intérieur. Se souvenir aussi des sensations singulières délivrées par la ville au petit matin, dans la journée, le soir tombé. Savoir repérer aux sons diffusés le tempo imposé par la cité. Se souvenir des bruits de la nuit, de l’odeur des fastfoods, de la fumée blanche qui s’échappe des plaques d’égouts. S’imprégner des battements imperceptibles du cœur de la ville. Descendre dans ses entrailles. Emprunter l’Express train et filler à toute allure vers un ailleurs sur le point de s’écrire. Se dire qu’à ce moment précis de sa vie on a peut-être atteint son bout du bout du monde.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

24/07/2018

25. mise en questions

[construire une ville avec des mots]

Pourquoi le taxi roule-t-il plein nord le long de cette grande avenue. Pourquoi autant de vitesse et d’impatience. Que faire si l’idée lui venait de poursuivre la route sans s’arrêter tout en dévalant les artères au rythme effréné d’un concert de rock. N’avait-il pas rentré dans le GPS l’adresse qu’elle lui avait indiquée. Quel intérêt d’avoir accepté la course si ce n’est dans l’intention de déconcerter et de déstabiliser sa cliente. S’éloigne-t-il vraiment du but? Pourquoi envisager que le véhicule pourrait se fondre dans le paysage et disparaître à jamais. Ne devrait-elle pas être déjà arrivée à l’appartement. Comment pourrait-elle sonder le temps. La solution ne serait-elle pas de sauter hors du taxi dès le prochain arrêt à un feu rouge. Comment le savoir. Qui est censé raconter maintenant la suite de l’histoire. Qui s’est emparé du récit alors que la passagère vit un séisme intérieur dévastateur. Que dire du silence qui règne dans cet espace clos. Que dire de la tension qui semble monter. Que dire de l’indéfinissable ressenti qui jette sur la ville un soupçon de culpabilité. Quelle sera l’issue de ce trajet. Dans l’attendant qu’en est-il de la fin de journée le long des avenues de la ville. A quel moment précis la foule compacte s’est-elle précipitée dans les bouches du métro. Serait-ce un signe inattendu comme une réponse abstraite au temps qui passe. De quoi parlent ces gens attroupés le long du trottoir. Pourquoi regardent-ils en fronçant les sourcils en direction du taxi jaune. A quel moment perd-elle le fil de l’histoire comme si un autre espace temps recouvrait de son voile l’accès au monde réel. Quand arrivera-t-elle à destination. Pourquoi le temps semble s’être disloqué à tel point que sa vision du monde imprime une distorsion face au  souvenir de la réalité. L’empreinte de la ville n’est-elle pas en train de se disloquer. Le cours de son histoire lui échappe-t-il définitivement. A quel moment va-t-elle basculer dans la conscience du temps présent. Quelle serait sa réaction si rien ne se passait. De quoi pourrait-elle se méfier concrètement. Qui pourrait-elle croiser au prochain carrefour. Que voit-elle de la ville à travers les vitres maculées de poussière. Qu’est-ce qui pourrait révéler son existence proche. Pourquoi autant de questions. Et pourquoi le taxi freine-t-il subitement. Aurait-il dépassé l’adresse indiquée. Se réveillera-t-elle de son cauchemar. Comment saura-t-elle qu’elle est enfin arrivée. Aura-t-elle la force de sortir du taxi et de monter les marches jusqu’à la porte d’entrée de l’appartement. Qui va reprendre le cours de cette histoire maintenant.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]

23/07/2018

24. caméra temporelle

[construire  une ville avec des mots]

Au-dessus de l’étroite entrée, une enseigne. Lettres blanches peintes à la main sur fond brun : Epicerie centrale. Derrière la vitrine, un entassement de sacs en toile de jute. Débordement de légumineuses : haricots blancs, haricots rouges, pois chiches, lentilles, pois cassés. Se dégage une odeur caractéristique de saumure. En devanture, s’entassent, dans un espace étriqué, des cageots de pommes de terre douces, de choux-fleurs, d’artichauts, de pommes rouges. Attachés à un clou des feuilles de papier journal, emballage provisoire. A l’intérieur, se devine la silhouette d’une balance Moreau. Le trottoir, en pente douce, accueille la clientèle – éclats de rire, bavardages, messes basses, regards en coins. Le temps passe, égraine les images carte postale d’hier. Au-dessus de l’étroite entrée, deux gros ciseaux dessinés. La devanture, en bois travaillés, se singularise : peinture jaune canari. Tout en haut, sous les fenêtres de l’appartement du premier : Coiffeur. De chaque côté de la vitrine, deux panneaux en bois où est inscrit en lettres noires : à gauche, Dames, à droite, Messieurs. Odeurs sucrées de shampooing, laque et parfum. Du trottoir en pente douce, une marche à franchir avant d’entendre le gong de la porte d’entrée. De l’eau de pluie ruissèle le long du caniveau. Le temps passe, plonge dans l’oubli la période précédente, anime le présent. Au-dessus de l’étroite entrée, un voile de plastique recouvre la façade. Un nuage de particules de plâtre s’échappe au-delà du filtre. Un bruit profond de marteau-piqueur résonne de l’intérieur. Une odeur âcre attaque les muqueuses. Sur l’échafaudage, suspendu, un panneau : Démolition/Rénovation, entreprise Lepic, père et fils. A côté du trottoir en pente douce, garé, un camion de chantier. Regards interrogateurs des passants. Hésitation à poursuivre sur le trottoir tapissé d’une poudre blanche qui adhère à la semelle. Aucune envie de passer sous l’échafaudage, superstition. Le temps passe, attente. Fin des travaux. Au-dessus de l’étroite entrée, un néon. Couleurs chaudes. Clignote : Eldorado Kebab. Jusque tard dans la nuit, l’agneau cuit, grille, ruisselle derrière la vitrine. Ça sent bon les senteurs de l’Orient. Sur le pas de la porte, trottoir en pente douce. Deux tables en plastic rouge, sept chaises. Un papier gras traîne sur le bord du comptoir, quelques miettes dispersées. Une poubelle débordante. Accumulation des déchets quotidiens se livrant à une bataille féroce entre pailles cassées, gobelets en carton écrasés, déchets de nourriture entassés, serviettes en papier froissées. Le temps passe, passe le temps. Le temps passe, passe le temps. Le temps passe, passe le temps. Au-dessus de l’antique étroite entrée, le néant. Plus de devanture, plus de néon, plus d’enseigne. Un trou. Un passage sans fond. Un tube noir. Aucune odeur. Révolue l’époque du trottoir en pente douce. Le temps passe.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]
23. paysage, cinq fois

[construire une ville avec des mots]

Au-dessus de l’étroite entrée, un néon. Couleurs chaudes. Clignote : Eldorado Kebab. Jusque tard dans la nuit, l’agneau cuit, grille, ruisselle derrière la vitrine. Ça sent bon les senteurs de l’Orient. Sur le pas de la porte, trottoir en pente douce. Deux tables en plastic rouge, sept chaises. Un papier gras traîne sur le bord du comptoir, quelques miettes dispersées. Une poubelle débordante. Accumulation des déchets quotidiens se livrant à une bataille féroce entre pailles cassées, gobelets en carton écrasés, déchets de nourriture entassés, serviettes en papier froissées. 

La séance va commencer. Le cinéma L’Etoileengloutit les derniers retardataires. Terminée la longue file d’attente, le brouhaha. Entrée vide. Silence. Pots de popcorn entassés, orphelins. L’affiche, 120x160 – extérieur, intérieur — étincelante, vertigineuse. Moment éphémère. Le temps d’une projection. 

8 heures, ouverture. Le garage Mod’mouvre ses larges portes métalliques attaquées par la rouille. Un ballet harmonieux de voitures qui sortent, qui rentrent. Des voix puissantes accompagnent, dirigent comme un chef d’orchestre le mouvement des véhicules.  Stabilisation. Bruit de fond en continu. Une cigarette jetée sur le trottoir. Bout rouge. Se consume encore. Négligence. Un vélo, entre deux âges, adossé au battant droit de la porte principale. Chaîne cassée. 

Un banc à l’ombre. Jardin public sous une chape de plomb. 32°C. L’air stagne. Déplacements lents. Regards lourds, ailleurs. Vols au ralenti des moineaux résidents. Tentative de s’emparer d’une miette de pain. Trop fatigant. Bec maladroit. La miette retombe à terre. Autour de la petite fontaine, un rassemblement de petits pieds. Rafraichissement. Petits cris de soulagement. Sur le banc à l’ombre, des restes de déjeuner. Un journal oublié.

Un tram. Arrêt place de la B. Mouvement de foule. Pavés lavés par l’averse. Reflets du soleil perçant entre deux nuages blancs. Yeux éblouis. Sur la place, une fleuriste ambulante. Couleurs inouïes de chaque bouton de rose. Papier cadeau vert pomme, rose fuchsia. Ciseaux. Rubans. Pile de cartes de visite. Agrafeuse. Un tram. Arrêt place de la B. Deux, trois voyageurs descendent, un autre monte. Il est tard. Sur la place, tiges cassées, feuilles fanées emportées par le vent du soir.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]

18/07/2018

22. première cuisine

[construire une ville avec des mots]

Une chambre mansardée à l’étage. Papier peint défraîchi. Motif fleuri. Epinglés au mur, des posters, des cartes postales cornées et usées par le transport, des bouts de poèmes écrits à la main, de textes collés sur des feuilles de couleur. Un miroir terni aux bords dorés. Des vêtements oubliés sur une chaise en bois. Dos à la fenêtre à deux battants, une table blanc laqué tenant office de bureau. Un taxi jaune new-yorkais emprisonné dans une boule de neige. Une balle de baseball. Born in the U.S.A., pochette vinyl du Boss en haut de la pile. Un guide du Routard usagé, Côte Ouest. Dans un coin, une raquette de tennis Wilson Chris Evert callée dans un croisillon, cordée en boyau. Deux boîtes de balles jaunes. Des piles de livres sur le bureau, sur les étagères : des classiques, des romans, de la poésie, des récits, un dictionnaire Larousse récent. Des stylos en vrac. Des feuilles de cours perforées à grands carreaux, simples et doubles. Un agenda scolaire recouvert d’un film transparent. Collée sur la couverture, une photographie en noir et blanc d’un Super Constellation en panne au milieu du désert – souvenir de famille. Sur la table de nuit, un Rollei argentique et une pellicule noir et blanc. Une porte en bois de chêne, poignée ronde en laiton. Persiennes en bois à l’italienne. 


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre]

16/07/2018

3ème cycle : intensités, immersions

21. lunette magique

[construire une ville avec des mots]

Une enveloppe déchirée, un numéro de rue suivi de quelques lettres, pas de code postal, nom de la ville amputé. Destinataire inexistant, juste trois lettres lisibles, and. Une lettre pliée en quatre, papier blanc, encre rose. Carte postale vierge d’écriture, timbre RF. Reflet intrigant traversant un vase rempli d’eau claire. Tiges d’un vert tendre emprisonnées dans cet espace clos et transparent. Pétales d’une fleur rouge sang. Effet de loupe dans le vase, épines de roses disproportionnées. Bougie odorante, douceur vanille, consumée à moitié. Un bouchon d’eau de source traîne sur un côté de la table. Rayures foncées sur peinture crème. Egratignures. Des stylos en désordre et le coin écorné d’une couverture de cahier, une pile de carnets d’écriture, des livres éparpillés aux titres à peine lisibles, à peine complets. Le numéro 6 d’une revue, comme une invitation au rêve, aux grands espaces, à l’ailleurs. Une boule de papier chiffonné à côté de l’écran lumineux de l’ordinateur. Un bloc de métal noir, Fujifilm. 35mm. Une mousseline de tissu rose, foulard. Vitre, tâches de pluie. Une branche d’arbre, une ombre sur la terrasse. Un pied et un rebord de table usé par les intempéries. Un pot de lavande. Une fissure dans le mur, ligne creuse au tracé incertain. Matière grise, polie, des galets empilés sur la table.


[atelier F. Bon - Tiers livre 2018]

11/07/2018

20. sans vous
[construire une ville avec des mots]


Photo by Dominique Paillard
20. sans vous

Fermeture du musée à 20 heures le mercredi. Les veilleuses de nuit sont activées. Moment d’intimité singulier, à la lisière du monde. Vidé de ses âmes, l’espace intérieur retient son souffle. Ne reste que les longues conversations muettes, les coups d’œil furtifs que se renvoient les toiles de l’exposition temporaire dans un va et vient incontournable où se croisent ceux dont le monde extérieur ne veut plus. Une existence clandestine se fabrique dans l’antre secret des murs de pierre supportant des toiles encore dégoulinantes des peintures fraîchement utilisées. D’un clap tout en retenu annonçant une fin de séance, les portes se sont ainsi refermées sur le vernissage pompeux de ce jour. Se dessine alors une vie parallèle où chaque souffle se perd dans l’impalpable espace confiné, où certains murmures insondables font écho aux échanges sourds que se renvoient les voutes de l’espace principal. Des fauteuils creusés par l’inactivité et l’ennui, seuls témoins de l’usure du temps, décompressent d’un profond désœuvrement diurne. Les ombres stagnent comme plongées dans un comma intemporel, se vidant de toute substance matérielle pour ne laisser qu’une trace que l’oubli seul retiendra. Reléguée dans un coin, négligée de tous, une horloge pleure le gong muet de ses heures écoulées dans l’indifférence collective. Et dans cet univers inerte, seul un léger filet d’air venant de nulle part semble effleurer et ranimer ce qui reste de poussière sur le sol en béton ciré. La nuit veille et convoque en ce lieu démuni de conscience l’âme immortelle des fantômes qui seuls possèdent la faculté de retranscrive l’autre côté, celui du monde dérobé. Dehors, les bruits sourds de la rue rappellent l’existence d’une vie parallèle.



[contibution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]

10/07/2018

19. lancer de ballon
[construire une ville avec des mots]

Photo by Dominique Paillard

19. lancer de ballon

Elle remonte la rue déserte. Il est 5 heures 27 du matin. Un léger vent venu du fleuve apporte une touche saline au jour qui pointe. L’océan n’est pas loin. La ville s’active peu à peu. Tel un jeu électronique à damier, les façades des immeubles s’éclairent et elle peut apercevoir des silhouettes s’activer et traverser l’espace étriqué d’une fenêtre. Des odeurs de café et de pain grillé s’échappent des vitres entrouvertes. Le quartier se réveille doucement et sur l’avenue le rythme de passage des bus s’intensifie. Bientôt, c’est un flux continu de corps désarticulés qui se déversera dans la rue. La rue, celle qui ressemble à des montagnes russes comme dans le quartier de Russian Hill, celle qui embaume des saveurs salées et sucrées de la cuisine asiatique comme au marché nocturne de Temple Street, celle qui grouille de monde comme au carrefour de Shibuya, celle qui se perd dans les méandres des ruelles du Grand Bazar. La rue comme une évidence. Un lieu multiple, à nombreuses facettes. Un lieu de passage, d’échanges, d’ignorance, d’errance. Un lieu de souffrance quand elle ouvre les veines, de peur quand son silence angoisse les esprits fragiles, écorchés, de bonheur quand la musique d’un festival de rock s’engouffre dans les fissures des murs et fait vibrer le quartier au-delà de ses fondations. La rue et ses visages pluriels. Celle qui devient spectatrice des humeurs de chacun. Celle qui protège, rassure quand les compteurs tombent à zéro. Celle qui accompagne et promet l’apaisement de l’âme lors d’une douce matinée de printemps. Elle remonte la rue qui s’est peuplée de nombreux individus pressés de s’engouffrer dans une bouche de métro, ailant un taxi ou activant le pas tout en zigzagant entre les piétons peu scrupuleuses d’accélérer leur foulée. Il est maintenant 6 heures 43. Le vent a tourné. Reste cette légère brise venue du nord, plus fraîche, plus vive, remplissant sa mission inavouée d’apaiser les esprits déjà surmenés, veillant sur l’ensemble de la communauté en déposant tel un voile cristallin son souffle salvateur.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]

09/07/2018

18. bégayer
[construire une ville avec des mots]

Photo by Dominique Paillard
18. bégayer

Tout semble pareil, mais si différent. Rien ne change, c’est toujours le même quartier, toujours les mêmes rues, les mêmes appartements, tout semble pareil, mais si différent. Les lumières de la ville balaient les étoiles si fragiles. La ville s’étale. Au niveau de la rue, les néons aux couleurs multiples de l’arc-en-ciel veillent. Tout semble pareil, mais si différent. Le temps a glissé sur le bitume râpé, craquelé, parfois défoncé. Puis les enseignes, les noms s’égrainent au rythme de la foulée, lente ou rapide selon l’humeur. Et tout semble pareil, l’enseigne de la Pizza Hut, l’agence de location de voitures Hertz, le McDonald’s, l’enseigne défoncée et grinçante du Park Hôtel et le parking 24/7. Tout semble pareil, mais si différent. Jamais au même endroit ces enseignes et toujours présentes à tous les coins de rue. Tout semble pareil, mais si différent. Trois marins déambulent dans les quartiers animés de la ville. Un couple traverse la rue en courant, tout semble pareil, le même désir, le même baiser passionné, mais si différent ce baiser. Une femme de ménage passe le porche d’un immeuble. Tout semble pareil depuis qu’elle a commencé à travailler à l’âge de 15 ans, mais si différent. Le videur du club de jazz vient de s’offrir un coca au distributeur du garage du coin de la rue, tout semble pareil. Il ingurgite la bouteille en verre de 25cl en buvant de longues gorgées au goulot. Tout semble pareil, mais si différent. Et la ville s’enfonce dans la nuit. 


[contribution atelier  F. Bon - Tiers livre 2018]

17. la notion d’obstacle
[construire une ville avec des mots]

Photo by Dominique Paillard

17. la notion d’obstacle

Penser qu’il est impossible de se perdre dans la ville, que tout y est indiqué, que tout est balisé, ordonné, classifié. Faux. Dans sa tête, un léger brouillard masquait la réalité, c’était brouillon. Le point de départ ? L’arrivée ? Dans sa main, un papier froissé. Sur ce papier, une adresse. Incertaine. Comprendre qu’il fallait prendre le bus. Mais quel bus ? Quel arrêt sélectionner ? Quelle direction choisir ? Et une fois dans le bus, descendre à quelle station ? Des bribes de phrases lui reviennent, incomplètes, confuses. Les mots se perdent dans un néant angoissant. Monter dans le bus. Un numéro… Au hasard. Se laisser guider par son instinct. Faut déjà songer à descendre, mais où ? Quel cauchemar !

Quand le chauffeur de taxi ne trouve pas l’adresse indiquée… et que le compteur ne s’arrête pas de tourner. Visage décomposé. Mains moites. Cœur déchiré. Le taxi quadrille le quartier à l’affût d’un indice. Insiste. Je n’vais pas vous abandonner comme ça ma pauv’dame… Déception. Comment a-t-il pu lui communiquer une fausse adresse ? Trop naïve. Elle aurait dû regarder sur Google Map, se renseigner. Et maintenant ? Quelle issue ?

Monter dans le bus. Se sentir pressée par un groupe de jeunes délurés. Eprouver un inconfort, mais sans plus. Se renfermer dans sa bulle. Messes basses, ricanements et regards fuyants. Ignorer. Etre captivée par la fin de son roman et ne plus faire de lien avec le réel. Descendre du bus sous les regards moqueurs de ces mêmes jeunes gens. Se retourner comme avertie par un pressentiment et apercevoir à travers la vitre du bus les visages congestionnés par des rires grossiers. Dans l’une des mains brandie, son portefeuille. Par la vitre entrouverte, il atterrit sur le bitume. Vide.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]

08/07/2018

16. l’envers du décor
[construire une ville avec des mots]

Photos by Dominique Paillard


16. l’envers du décor

La nuit tombe lentement sur la ville. Elle franchit le porche de l’immeuble en pierre de taille et tourne à gauche dans la rue. A-t-elle remarqué les trottoirs débordants d’ordures ménagères ? Est-elle agressée par l’odeur acide de la décomposition ? A-t-elle conscience de marcher sur des papiers gras, des épluchures, des substances indescriptibles, visqueuses ou sous l’emprise de la putréfaction ? Grève des éboueurs – la colère grandit !,peut-on lire sur un tract qui voltige dans la rue. Regarder la ville comme une poubelle géante ou projeter son regard vers un lieu intérieur, un monde parallèle. Choisir. Marcher au-delà des déchets, les survoler, oublier ce moment d’égarement où le monde semble échapper à la surveillance de tous et poursuivre son chemin. C’est avec élégance qu’elle traverse ce chaos. Silhouette dessinée dans le contre-jour d’une journée arrivée à son terme. Elle marche, traverse la rue en diagonale en direction du Café des Arts. Elle pourrait s’arrêter, prendre le temps de s’asseoir à la terrasse du café. Elle pourrait cesser de se tourmenter pour des questions pratiques ou pour le sort du genre humain. Elle pourrait appeler son amie Jeanne, s’inquiéter de savoir si les derniers jours du mois ont été plus agréables pour elle que les premiers. Elle pourrait envisager partir à la recherche de son double. Mais sa mémoire n’imprime plus le présent et elle ne sait plus que son père a quitté la ville depuis deux ans. Elle ne sait plus que le hasard n’existe pas. Elle ne sait plus que la concierge lui remplit son frigidaire et les placards de la cuisine une fois par semaine. Elle ne sait plus que pour aller à la piscine il faut tourner à gauche après la rue Sullivan. Elle marche. Elle marche et, sans l’avoir prémédité, retourne sur ses pas et rentre dans le Café des Arts. La table du fond est libre. La banquette rouge l’attire comme un papillon vers une source lumineuse. Elle ne voit pas les autres clients. Les habitués du lieu, ceux qui sont de passage, les éternels étudiants, ceux qui attendent en vain une autre présence à leurs côtés, les indécis, ceux qui franchissent la porte pour la première fois, indécis. Elle ne voit pas le chagrin s’imprimer sur le visage de la femme d’à côté qui boit par saccades son verre de vodka. Elle ne voit pas sur la terrasse le couple, des cernes sous les yeux, et leurs quatre enfants gesticulant et criant pour obtenir le dernier mot. Elle ne voit pas le type au comptoir, son verre vide devant lui, la tête prise entre ses mains. Ne bouge plus. Pleure-t-il en silence ? Elle ne voit pas… Elle ne voit pas… Mais sait-elle que demain le soleil va se lever ? Le jour resplendira. Sait-elle qu’elle pourra dévorer son roman sur la terrasse de ce même café ? Sait-elle que le numéro 14 de sa revue favorite est sorti en kiosque ? Sait-elle… Mais elle est déjà sur le chemin du retour, jouant à cache-cache avec la lumière des réverbères, prête à traverser la cours de son immeuble, à monter l’escalier à tâtons jusqu’au troisième étage.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]

06/07/2018

15. le je qui tu
[construire une ville avec des mots]

Photo by Dominique Paillard
15. le je qui tu

tu ne me vois pas, mais je suis là, pas loin, à quelques pas, je t’observe comme si tu étais devenue pour moi un ange, comme si tu avais pris la place d’un talisman, mais tu l’ignores encore, car loin de moi l’idée de me dévoiler ; je reste caché, mystérieux, invisible à tes yeux et à ton regard clair qui te projette dans un ailleurs infranchissable, un univers clos qui t’enrobe telle une carapace dans un jardin secret débordant de folie, de mots emmêlés, de fleurs géantes, de bruits inqualifiables ; je me retourne et tu n’as pas bougé, assise sur ce banc, poussée par un désir hypnotique de dévorer les lignes de ton livre jusqu’au point final, je te regarde de la fenêtre de ma chambre, te dévorant des yeux, fondant à la moindre expression de ton visage laiteux, accompagnant chacun de tes  gestes repoussant une mèche de cheveux, tournant une page, remontant le col de ton manteau ou lissant les plis de ta jupe – tu me fais fondre – je t’imagine, le soir venu, grignotant les restes d’un plat mijoté, trempant un morceau de pain frais dans la sauce bien liée tapissant le fond du récipient et renouvelant ce geste jusqu’à épuisement tout en lisant, captivée, la fin d’une nouvelle de Raymond Carver ou Katherine Mansfield ; t’imaginer, te rêver, t’observer à ton insu, te suivre dans la rue – à une distance raisonnable – et me délecter de ton parfum sucré, voilà se qui m’importe la plupart du temps et toutes ces images enjolivées que j’emmagasine qui débordent de toi, de ton sourire, de tes rêveries quotidiennes, de tes paroles aussi bien surprenantes que distrayantes, tout ce qui fait partie de toi, qui est toi, tout cela enchante chaque minute de mon insipide existence, de mes heures passées loin de toi ; aussi, considère-moi comme un admirateur secret qui gardera au fond de lui l’empreinte de ton image charismatique sans jamais te l’avouer et si un jour


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]

03/07/2018

14. silhouette
[construire une ville avec des mots]


Photo by Dominique Paillard

14. silhouette

Impossible de la louper ! Elle a l’œil fouineur et l’oreille qui traîne partout. M’dame Pauline, c’est la concierge du 75 rue Note Dame. Soixante-trois ans qu’elle est là, à tourner dans le même périmètre sans jamais s’en éloigner. Sa loge, sa cour intérieure, son escalier central, son local à poubelles et sa porte d’entrée à deux battants. Elle veuille sur tout et essentiellement sur tous. Elle est née là, dans la petite chambre à l’arrière de la loge. 

Il sort le matin vers 7 heures et rentre le soir à 20 heures. Lunettes rondes sur le bout du nez et sacoche en cuir vieilli sur l’épaule, il passe en faisant un léger signe de la main devant la loge. C’est Lucien, l’étudiant qui loge dans la chambre de bonne sous les combles. Hier soir, il a oublié sont linge propre dans le sèche linge.

Ils habitent l’appartement du deuxième et n’ont jamais pu s’offrir celui du rez-de-chaussée. Ce couple additionne à lui seul 179 ans. Deux silhouettes familières, ancestrales qui hantent l’immeuble depuis la nuit des temps. Se perdant dans le paysage immobile de la cour. Se tenant la main pour affronter la rue. Se souriant comme au premier jour. 

Sur le banc à l’intérieur de la cours, une jeune fille au teint pâle, robe ample en lin beige et chapeau de paille en saison estivale, manteau cintré en laine et écharpe en polaire l’hiver, passe des heures le nez plongé dans des livres qu’elle empile à portée de main. Rien ne semble la perturber. D’un geste machinal, elle glisse sa main laiteuse dans un sac et en ressort un marshmallow qu’elle déguste en mâchant lentement tout en tournant les pages de son roman.

Et puis, il y a Marcel. Le SDF. Il squatte souvent devant le 75 de la rue Notre Dame et se fait régulièrement chasser par M’dame Pauline. Avec son chien Spirou, il est la vedette du quartier. Toujours joyeux, aimable et poli malgré sa condition. C’est vrai, il dégage une odeur incontrôlable de mélange de sueur âcre et d’urine et ne ressemble à rien, mais dès qu’il sourit, c’est un monde insondable de générosité qu’il affiche… à vous fait perdre tout préjugé.



[contibution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]

01/07/2018

13. en l’attente
[construire une ville avec des mots]

Photo by Dominique Paillard


13. en l’attente

S’asseoir sur les marches du théâtre. Savourer le moment où tout s’active autour de ce vaste espace, la place. Le lieu où… Lâcher prise. Se mettre entre parenthèses. Ressentir le temps qui passe dans chaque cellule de son corps. Ouvrir les yeux en grand, se fondre dans le reflet de l’image, observer. Personne ne regarde, personne ne prend le temps, personne ne se reconnaît. Arrêt sur image. Et si le tram qui traverse la place dans un mouvement ininterrompu de déplacements et de frottements d’air ne s’arrêtait jamais et imprimait à l’infini sur le négatif la trace de sa longue silhouette ? Capture d’image. Espace figé à jamais. Embarquant dans son sillage une foule stupéfaite. Un pigeon se pose maladroitement sur une marche, obligeant un passant à baisser la tête. Regard noir. Taxi ! taxi !La portière s’ouvre. Echange de paroles. Comme si les mots sortaient les uns à la suite des autres, dans le désordre, dans une absence de sens. Rien ne se passe. Un geste. Une portière qui claque. Un bruit d’accélération de moteur diesel. Et un individu sur le trottoir, sa sacoche à la main, les bras ballants, le regard dans le vide, sans la moindre envie de refaire appel à un service de transport. Reste l’option du tram, derrière lui. En flux tendu. Une poussette, un cri — apnée — des pleurs… et une jeune femme, la mèche rebelle, qui accélère le pas. Une trainée blanche dans le ciel comme une promesse de crème chantilly en dessert. Plus loin, l’avion. La carlingue reflète les rayons du soleil. Eclat de diamant insolite. Dans le coin, là-bas, ça sent la pisse. Des clochards se soulagent à tour de rôle. Personne ne garde. Personne ne veut regarder. Personne ne regardera, car personne ne veut savoir. Ça pue ! Telle une star, elle descend les marches de l’hôtel. Une limousine attend. Deux, trois photographes blasés. Clic clac ! Quelques badauds. Ah ! Mais… c’était pas… Un vélo traverse la place, son pilote marche à côté en sifflotant, la besace en travers du dos. Dans le ciel, un nuage. Son ombre se reflète sur le carrelage de la place. Un enfant court après. Sachant qu’il ne pourra pas l’atteindre, s’intéresse à un caillou orphelin. Tandis que les minutes s’égrainent dans le cadran de l’horloge centrale, un chien à courtes pattes et au nez aplati traîne lamentablement, au bout de sa laisse, son maître rouge d’humiliation. Un livre est tombé d’un sac. Personne ne l’a vu, personne ne le remarque, personne ne le ramasse. Un chien le renifle, reprend sa route. Une chaussure le repousse. La roue d’un vélo le projette au pied des marches du théâtre. Personne ne le remarque. Menant sa vie de livre délaissé, écorné, rappé, dans un coin passant de la ville. Personne n’y prête attention. Dans un état de curiosité débridé, un pigeon le tâte du bec, l’explore puis détourne la tête. S’envole. La couverture crame au soleil, se rigidifie, se ratatine. En s’ouvrant, le livre libère quelques centaines de pages. Le vent les pousse vers le fleuve. Les mots s’envolent. Personne ne les voit, personne ne les entend, personne ne les attrape. En s’embrassant sur les marches du théâtre, deux jeunes garçons défient le monde, crient leur bonheur, exposent leur amour naissant. Sont beaux. Attendrissants. En voletant au dessus des marches, un prospectus effleure la main d’une fillette. Main surprise. Main qui se rétracte. Main qui veut saisir la feuille.Fête des primeurs du quartierC’est quoi un primeur, maman ?Vole petite feuille. La fillette la libère. Bruit de verres qui s’entrechoquent. Monnaie qui roule sur une table en fer. Conversations feutrées, hachées, loquaces ou criardes. Moment de détente à la terrasse du café de la Comédie. Téléphones portables : allumés, branchés, connectés. Œil vigilant. Oreille attentive à toutes les sonneries. Dingpour les mails, clacpour les SMS, glou-gloupour les notifications, bingpour les messages perso. A s’y perdre… Sans oublier la musique fétiche pour la sonnerie du  téléphone. Ma meilleure amie a enregistré la chanson de Bruel, Place des Grands Hommes… On adorait quand on était ado ! En direct de tout ce qui se passe dans le monde en temps réel… ne pas déranger : en cours de perfusion !


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]