08/09/2018

39. chantier

[construire une ville avec des mots]

Abandon, démolition, béance et reconstruction. Le cycle de l’éternel recommencement. Là où les hangars prolongeaient leur secrète existence est venu le temps des projets d’embellissement. Succession de bâtiments désaffectés en béton, aux murs maculés de gigantesques tags colorés, vestiges d’un espace redistribué, réapproprié par l’art urbain. Perdu dans l’oubli des couches de poussière industrielle le quartier ouvrier, populaire, une légende, celui des usines abandonnées. L’ensemble végétait depuis des décennies jusqu’au jour où la musique discordante des marteaux-piqueurs a envahi l’espace confiné de l’enfilade d’entrepôts. Un nuage de particules grisâtres s’est soulevé avant de se redéposer à la nuit tombée. Le paysage délabré s’est avachi. Monticules de gravas, poutres en métal arrachées aux structures ensevelies, tôles ondulées défoncées, déchiquetées, le tout emporté dans un ballet incessant de camions-bennes. Le béton a commencé à couler durant des semaines, des mois. Des mètres et des mètres cubes de matière pâteuse se sont déversés dans les ouvertures béantes des chantiers clôturés par des palissades surdimensionnées. Des dizaines de grues ont surgi de ces champs déshumanisés destinés à faire émerger un nouveau concept de la vie urbaine. Puis est arrivé le jour où les bâtiments se sont élevés au-delà des clôtures. Du boulevard, les passants ont pu évaluer l’ampleur du projet, surveiller le positionnement de chaque bloc, imaginer le vent s’engouffrer dans ces espaces ouverts à la pluie, entendre le béton craquer sous l’emprise des variations thermiques. Bruit assourdissant des machines, des camions et des grues le jour. Vision d’un ensemble désarticulé, brut et surréaliste la nuit. Ce projet a vampirisé le quartier jusqu’au jour où un grand dignitaire a couper le ruban rouge. Une photographie a été prise pour immortaliser ce moment solennel, valider la fin des travaux, présenter le nouveau quartier. Les officiels de la ville se sont congratulés, des mains ont été serrées, un vin d’honneur offert et les petits fours dévorés. Depuis, à l’heure où la nuit se déverse comme une évidence, des résidents tenant leur chien amorphe en bout de laisse sortent le dos courbé, avancent d’un pas mécanique rappelant celui des zombies, pour se perdre dans les rues vidées de leurs âmes.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]