23/08/2018

36. surgi du très loin

[construire une ville avec des mots]

Nord – Oubliée, perdue, pulvérisée dans le tréfonds des âmes, la réalité des chantiers à tous les coins de rue n’est plus. Anéantis les travaux situés derrière le quartier jadis rénové. L’histoire s’est reconstruite, sans marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement des casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville dans sa maturité extrême. Le passé est oublié, enseveli, rayé des mémoires. Place à l’inconnu, à l’imaginaire, au rêve. La renaissance, c’était il y a fort longtemps, terrée dans les mémoires englouties par le destin. De cet enchevêtrement de réservoirs d’eau – navigation improbable – bassin à flot – mécanique de l’écluse – lac, plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage, il ne reste rien. Tout est enseveli, recouvert par les eaux, ce même élément liquide qui était devenu, dans les temps lointains, l’essence même du présent. S’en éloigner un peu. Revenir au plus près de cette ère. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les constructions qui autrefois avaient pris racine dans les entrailles du sol, dans un entrelacement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant n’existent plus. Aujourd’hui un monde souterrain improbable arrive à survivre. L’acier, le verre, le bois et la pierre qui enrobaient les œuvres architecturales d’antan ont disparu, englouties, ensevelies, perdues dans un passé sans mémoire. Maintenant, les passants ne regardent que le vide. Le temps s’est figé à la surface de l’eau. La mutation a tout décimé.

Est – Fut un temps où le fleuve se lovait au creux de la pierre, l’habitait, la rongeait et dissociait la ville en deux mondes contrastés. Frontière invisible et l’impulsion folle de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimentait comme interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filaient vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissaient l’horizon, masquaient l’ailleurs, attisaient la curiosité, développaient un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libérait un souffle d’avenir en réflexion. Ça, c’était il y a fort longtemps. Aujourd’hui, la cité a perdu tous ses repères. Comment vivre la ville de l’autre côté ? La question n’a plus de sens. Rien ne se franchit au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques résidus d’une époque révolue à jamais. Irréversible, le lien s’est interrompu. Les échanges se sont figés. La marche folle vers l’autre rive est devenue utopie. Le fleuve n’existe plus. La face B de la ville ? De quoi parlez-vous ?

Sud – Gare de tri. Autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier dévorées par la rouille. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement envahis par des herbes hautes et brûlées par le soleil. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques mutiques. Echos imaginaires du grincement des freins et du choc sourd du raccord des locomotives. Wagons à jamais en attente. Couleur feuille-morte des rails, couche de graisse déshydratée et colmatée autour des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et abandon des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente de marchandises hypothétiques. Dans le parking, des cadavres de camions, portes éventrées. Un monde sans vie, sans âme, figé dans un espace intemporel. Plus loin, le centre commercial désaffecté.

Ouest – De l’étage panoramique de la plus haute tour de la ville, porter le regard vers l’ouest. Imaginer à travers la brume persistante, l’océan. Reprendre l’ascenseur et attendre l’impulsion électrique, deux minutes ou deux heures. S’engouffrer dans le vétuste TGV océanique. Traverser les différentes épaisseurs de la ville, si possible, sans encombre. Au-dessus du souterrain, le centre dévasté et ses rues étroites déserts. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée agonise. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers étalent leur souffrance. La végétation, ou ce qu’il en reste, grignote quelques mètres carrés d’espace. Le TGV océanique enjambe la rocade encombrée des carcasses de véhicules accidentés. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville, rentrer dans un espace entre deux, un sas. Pavillons individuels et jardins arborés inexistants. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie rayés de la carte. Route nationale à deux sens engloutie par les herbes. Le TGV océanique trace sa route, nonchalant, à travers une jeune forêt de pins squelettiques rongés par les pluies acides. Au bout, le quai de la cité refuge. Et au-delà, au bout du bout des rails, le sable blond et l’océan. Comme un sursis de vie.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

19/08/2018

35. anticipation mais pas trop

[construire une ville avec des mots]

Nord – Des nouveaux chantiers à tous les coins de rue, juste derrière le quartier déjà rénové. Et l’histoire se réitère, convoque à nouveau les marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement d’une multitude de casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville entre destruction, reconstruction et renouveau. Comme si le quartier d’à côté portait toujours les traces d’une ancienne déflagration déjà oubliée, ensevelie. Depuis, une renaissance s’est opérée. De cet enchevêtrement de réservoirs d’eau – navigation improbable – bassin à flot – mécanique de l’écluse – lac, plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage est né un projet gigantesque où l’élément liquide est devenu l’essence même du présent. S’en éloigner un peu. Revenir au plus récent. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les constructions qui avaient pris racine dans les entrailles du sol affleuraient à la surface, dans un entrelacement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant. Aujourd’hui est déjà dépassé. L’acier, le verre, le bois et la pierre enrobent ces nouvelles œuvres architecturales et les livrent une nouvelle fois aux regards des passants. Le temps s’écoule, se reconstruit et la mutation s’opère généreuse et surprenante, ailleurs.

Est – Le fleuve se love au creux de la pierre, l’habite, la ronge et dissocie la ville en deux mondes contrastés. La frontière invisible et l’envie de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimente, interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filent vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissent l’horizon, masquent l’ailleurs, attisent la curiosité, développent un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libère un souffle d’avenir en réflexion. Ça, c’était avant. Aujourd’hui, comment vivre la ville de l’autre côté ? La question ne semble plus se poser, même si tout se franchit encore au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques de l’époque Eiffel. Le lien s’opère actuellement en continu. Les échanges s’amplifient. Rien ne peut arrêter cette marche folle vers l’autre rive. Le fleuve est pratiquement recouvert des va-et-vient en flux tendu. La face B de la ville s’est éteinte.

Sud – Gare de tri. Une autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques. Grincement des freins, choc sourd du raccord des locomotives. Wagons en attente, en chargement, en partance. Couleur rouille des rails, graisse qui suinte des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et chargement des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente, transvasement de marchandises. Dans le parking, attente des camions, portes ouvertes. Deux ans plus tard, rien n’a changé. Tout semble figé dans un espace intemporel. Plus loin, existe toujours le centre commercial. 

Ouest – De l’étage panoramique de la plus haute tour moderne de la ville, porter le regard vers l’ouest. Apercevoir par temps dégagé, au loin, l’océan. Reprendre l’ascenseur et s’engouffrer dans le nouveau TGV océanique. Traverser les différentes épaisseurs de la ville en quelques secondes. Au-dessus du souterrain, le centre et ses rues étroites grouillantes de piétons aux multiples objectifs, de deux roues slalomant entre les voitures impatientes de démarrer au quart de tour dès que le feu passe au vert. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée affiche sa densité sans que les passagers en aient conscience. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers s’étalent plus aériens, moins d’ensembles immobiliers surchargés. La végétation grignote quelques mètres carrés d’espace. Le TGV océanique enjambe la rocade surchargée à la vitesse d’une comète. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville et rentrer dans un espace plus rural n’est plus possible. Pavillons individuels et jardins arborés retombés dans l’oubli. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie sont retombés dans l’oubli. Route nationale à deux sens, une image du passé. Le TGV océanique trace sa route en quelques minutes à travers une forêt de pins. Au bout, le quai ombragé. Et au-delà, au bout du bout des rails, le sable blond et l’océan. Immense.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

18/08/2018

34. nord sud est ouest

[construire une ville avec des mots]

Nord – Des chantiers à tous les coins de rue. Marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement d’une multitude de casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville entre destruction et reconstruction. Comme si le quartier avait été pulvérisé par une déflagration immatérielle. Depuis, c’est une renaissance. Réservoirs d’eau. Navigation improbable. Bassin à flot. Mécanique de l’écluse. Lac. Plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage. Ne pas trop s’éloigner. Revenir au plus près. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les nouvelles constructions prennent racine dans les entrailles du sol, affleurent à la surface dans un enchevêtrement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant. L’acier, le verre, le bois et la pierre enrobent les œuvres architecturales et les livrent ainsi aux regards des passants. Le temps s’écoule, se construit et la mutation s’opère généreuse et surprenante.

Est – Le fleuve se love au creux de la pierre, l’habite, la ronge et dissocie la ville en deux mondes contrastés. La frontière invisible et l’envie de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimente, interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filent vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissent l’horizon, masquent l’ailleurs, attisent la curiosité, développent un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libère un souffle d’avenir en réflexion. Comment vivre la ville de l’autre côté ? Ici tout se franchit au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques de l’époque Eiffel. Le lien s’opère. Les échanges s’amplifient. Rien ne peut arrêter cette marche folle vers l’autre rive. La face B de la ville.

Sud – Gare de tri. Une autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques. Grincement des freins, choc sourd du raccord des locomotives. Wagons en attente, en chargement, en partance. Couleur rouille des rails, graisse qui suinte des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et chargement des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente, transvasement de marchandises. Dans le parking, attente des camions, portes ouvertes. Plus loin, un centre commercial. 

Ouest – Du haut de la flèche de la basilique, porter le regard vers l’ouest. Apercevoir par temps dégagé ou imaginer, au loin, l’océan. Redescendre et prendre le bus transrégional. Traverser les différentes épaisseurs de la ville. Le centre et ses rues étroites grouillantes de piétons aux multiples objectifs, de deux roues slalomant entre les voitures impatientes de démarrer au quart de tour dès que le feu passe au vert. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée affiche sa densité. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers s’étalent plus aériens, moins d’ensembles immobiliers surchargés. La végétation grignote quelques mètres carrés d’espace. Le bus enjambe la rocade surchargée. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville et rentrer dans un espace plus rural. Pavillons individuels et jardins arborés. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie. Route nationale à deux sens. Le bus ralentit, emprunte une étroite départementale à travers une forêt de pins. Au bout, le parking ombragé. Et au-delà, au bout du bout de la route, le sable blond et l’océan. Immense.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

15/08/2018

33. Transaction

[construire une ville avec des mots]

La rue sent bon la baguette mince et croustillante, le croissant au beurre. Elle s’étire sur plusieurs centaines de mètres et s’ouvre sur des cours et des ruelles improbables. Est-ce le sens unique imposé aux véhicules qui lui confère ce charme particulier ? Les trottoirs paraissent plus larges et accueillent une foule infatigable de piétons qui butinent, inlassables et curieux, d’un commerce à l’autre. Ici ça vit, ça bouge, ça fourmille à toutes les heures de la journée, même de la nuit. Le matin, la jeune femme au manteau rose prendre son petit déjeuné en terrasse, le serveur nettoie la table d’un geste souple et routinier et prend la commande habituelle en haussant les épaules, dans l’appartement du dessus, une mère prépare à la hâte le goûté de son fils qu’elle glisse dans son cartable, l’épicier réapprovisionne son étal qui déborde sur le trottoir, un livreur gare sa camionnette en double file et rentre dans l’agence de voyage avec un paquet volumineux, il fait signer le reçu et d’un geste maladroit prend rapidement congés de la responsable, tandis que dans la chambre froide, le boucher termine de couper, découper, entailler, ficeler des kilos de viande, les muscles meurtris par le labeur, une lycéenne court après une camarade et manque de trébucher juste devant un sans abri adossé à une porte cochère, à la réception de l’hôtel, un commercial tend sa carte bleue professionnelle et demande si le parking est compris, le facteur slalome entre les passants et n’hésite pas à klaxonner pour se frayer un passage, une femme âgée étale sur la toile cirée des photos de famille et verse une larme à la vue de son fils disparu, un couple échange sur la destination de leur prochain voyage et ne semble pas d’accord, exténuée, la patronne du night club compte et recompte la recette de la nuit. 


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

12/08/2018

32. ciels ma ville !

[construire une ville avec des mots]

Ciel prometteur. Juste par-dessus les toits. Ciel réfractaire. Reflet de nuages dans une flaque d’eau. Ciel d’averses. Balayage uniforme de l’exubérance nuageuse. Coup de pinceau, gris délavé. Gouttes de cristal tombant, monotones, sur les tombes. Comme si la ville suintait ses morts. Au coin du cimetière, une fillette à cloche pied fredonne une comptine. Ciel émacié. Vidé de son existence. Comme si la ville avait passé un pacte avec le diable. La prison ouvre ses portes, un détenu en sort. Libre. Et le ciel se courbe, salue la bonne nouvelle, se teinte de rose, apprête ses nuages au couchant dans une tentative de révérence, maladroite. Ciel démuni. Privé de son air, disparu par vagues successives. Flottement sur le boulevard. Lumière terne, délavée, fanée. Comme si la crémière, au coin de la rue, avait fait sauter les fusibles de son étal réfrigéré. Ciel déshabillé. Innocence de l’instant vécu. Bleu de fête, lumineux. Comme si les habitants du quartier exultaient de s’asseoir sur un banc, de partager un jour sans frontière, de se restaurer au bord du fleuve, de faire à queue à la boulangerie. Ciel surprenant. Particulier, longeant les murs de la ville. Ciel qui roule sur lui-même, devient matière et rentre dans la chambre du troisième. Lumière neutre. Comme si l’incompréhension se posait. Le cours de la vie se poursuit, invisible. Au dehors, le ciel matériel s’est reconstruit. La vie n’a jamais cessé d’exister, la ville de se construire et les ciels se succèdent parfois dans une indifférence désolante, parfois dans une adoration mystique. Les couleurs valsent à faire pâlir de honte un arc-en-ciel vigoureux et défient les feux d’artifice les plus prometteurs. De temps à autre, une âme mélancolique se prend à invoquer le ciel qui, joueur, découd le bord de ses nuages bedonnants tels des édredons bien douillés et libère leurs traines vaporeuses.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

11/08/2018

4ème cycle : route des utopies

31. Calvino et les morts

[construire une ville avec des mots]

Quand la ville reprend haleine. Quand la ville déborde. Quand la ville réverbère. Quand la ville s’assoupit auprès de ses âmes. Et puis, quand la ville se meurt. Où vont les morts présents dans la rubrique nécrologique du jour ? Repérer, pister, accompagner, ensevelir. Faire trois fois le tour du cimetière avant de passer la grille, se sentir vivant. Il y a la ville qui existe, il y a la ville qui succombe. Quand la ville récolte le dernier souffle dans un murmure à peine perceptible. Quand la vie devient poussière et s’étale sur la surface rugueuse d’un timbre poste. Imaginer. En prenant de la hauteur, le cimetière ressemblerait à l’intérieur d’un album de timbres : petits carrés bien ordonnés, bien entretenus, secs. Quand la ville se meurt, où vont les morts présents dans la rubrique nécrologique du jour ? Suffoquer, succomber, reposer, inhumer. Faire trois fois le tour du cimetière avant de passer la grille, se sentir absent. Il y a la ville à côté et celle de l’entre deux ciels. La naissance, la mort. Il y a la ville de la bascule. Cet espace de non lieu où tout peut surgir, ou rien ne jaillit. Quand la ville absente. Quand la ville compte ses morts dans la rubrique nécrologique, où vont-ils ? Boîtes réfrigérées, entassées, éparpillés. Silence. Silence de la mort serait plus approprié. Faire trois fois le tour du cimetière avant de passer la grille et ne rien ressentir que le vide.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

09/08/2018

30. répéter

[construire une ville avec des mots]

23h42. Elle franchit le portail et accède au porche intérieur. Un cantique lui parvient, feutré, lointain. Elle écoute, immobile. Puis elle se décide à entrouvir délicatement la petite porte capitonnée à sa droite qui, en pivotant sur ses gonds, pousse un soupir mordant. Le manque d’huile, pense-t-elle en même temps que de nombreux souvenirs lui reviennent en mémoire, la submergent. Depuis combien d’années n’était-elle pas rentrée dans une église ? Cette église en particulier ? Petite, elle n’avait manqué aucune messe de minuit. Sa mère y tenait. Pas question de s’y soustraire, même son père non croyant, mais baptisé par tradition, n’avait jamais songé à abdiquer ce soir-là. Les chants de Noël l’accueillent comme une invitation à remonter le temps. Peu de monde dans la petite église romane du quartier. Dehors, il pleut. Le vent transperce les vêtements chauds et glace les os. Les quelques familles regroupées sur les bancs inconfortables endossent une bienveillance appropriée à l’événement consacré. Tous se prêtent à l’exercice du chant dans une bonne humeur apparente. Les enfants manifestent leur impatience et lui rappelle la sienne au même âge. Sa mère lui faisait les gros yeux et serrait fort sa main dans la sienne pour restreindre son impatience : « Sois sage si tu veux voir la crèche», lui soufflait-elle à l’oreille. Serait-elle nostalgique de ce temps ? Elle ne saurait le dire. Elle se souvient de la voix du prêtre, si chaleureuse, si envoûtante le Noël juste après l’accident de sa mère. Une voisine lui avait proposé de l’amener avec elle, mais le charme n’œuvrait plus. Les KyrieGloriaAgnus Deiet les paroles d’évangile se perdaient dans les hauteurs de la nef sans qu’elle n’en saisisse le sens. A la suite de ce Noël douloureux, elle n’avait plus souhaité rentrer dans une église durant un culte. Dans cette nuit magique, elle observe de loin les gestes du prêtre, toujours les mêmes, comme si toutes ces années s’étaient superposées les unes aux autres sans que le temps ne puisse les altérer. Les fidèles semblent n’être jamais sortis de cet édifice glacial. Ce sont les mêmes attentes, les mêmes mimiques, les mêmes réprimandes aux enfants qui rythment l’office. L’odeur de l’encens est toujours aussi entêtante, la cire chaude coule le long des cierges allumés pour l’occasion et les napperons de l’autel, d’un blanc immaculé, seront retirés par un enfant de chœur dès la cérémonie terminée. Une personne dans l’assemblée tousse, une autre se racle la gorge, un enfant ronchonne. Sortir et en finir définitivement avec ce souvenir trop imposant.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

07/08/2018

29. rencontrer

[construire une ville avec des mots]


Il est là, comme chaque midi, attablé à la terrasse du café du Centre, le journal du jour déplié sur ses jambes croisées. De temps à autre, il sirote avec délicatesse un digestif qu’il a pris l’habitude de commander après son repas et son café de la pause méridienne. Sur la table, l’étui élimé de ses lunettes de lecture, deux ou trois billets de 5 euros et quelques pièces de monnaie qui lui serviront à régler l’addition. Depuis le début de la matinée, de gros nuages gris chargés de pluie menacent de se déverser sur la ville encore tiède des chaleurs de la veille. Il a pris soin de revêtir un imperméable court beige qui s’accorde bien avec son teint mat. Elle, elle l’observe d’une boutique, de l’autre côté de la rue. Elle avait remarqué qu’il pouvait se plonger de longues minutes dans la lecture d’un article, relevant parfois la tête, les yeux dans le vague essayant d’atteindre un point mystérieux – peut-être la boutique d’en face ? – avant de reprendre le cours de sa lecture. L’activité de la rue semble n’avoir aucun impact sur sa concentration. Les bruits, les odeurs et le monde tel qu’il est glissent sur lui sans jamais l’atteindre. Elle, elle est juste fascinée par cet homme qui, sans vraiment se dévoiler, aiguise sa curiosité et tisse son histoire par ses silences prolongés. Autour de lui, la vie dans ce qu’elle a de plus banale. De la main gauche, il prend des notes dans un carnet à la couverture souple. Elle imagine une écriture souple légèrement penchée sur la gauche. Les voitures accélèrent, expulsent énergiquement les gaz des pots d’échappement, klaxonnent, se croisent au rythme programmé des feux de signalisation. Il n’y prête aucune attention. Elle prend une pause, sort de la boutique, va s’asseoir sur les marches du perron d’à côté. Elle le fixe exagérément, l’observe avec minutie. Sur les trottoirs, les piétons se croisent, se décroisent, s’entrecroisent. L’heure de réintégrer le bureau sonne. Une idée furtive la traverse : oserait-elle l’approcher ? A la terrasse du café, les clients poursuivent leur ronde infernale. En commande : cafés, sandwishes, bières, tartes sucrées, salées… Un bus s’arrêt devant elle. Au démarrage, la table n°7 est libre, le garçon la débarrasse.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]


01/08/2018

28. se déplacer

[construire une ville avec des mots]


Heure de pointe. Combien d’arrêts avant de descendre du bus ? Autour d’elle, une masse humaine compacte s’agglutine. Difficile de garder son équilibre dans cet espace réduit et en mouvement. Tout le monde colle à tout le monde. Surtout ne pas montrer sa gêne, baisser les yeux et tenter de repérer le bout de ses pieds pour garder l’équilibre. Tentative vaine. Bras le long du corps, maintenir fermement son sac. A chaque arrêt, à chaque redémarrage, le même mouvement de déséquilibre d’avant en arrière, en harmonie. Agacement sur les visages crispés. Désir de s’emparer d’une poignée. Accélération du bus. Déséquilibre général. Légère rotation du corps et devant elle la vitre épaisse du bus recouverte d’une fine poussière grasse et un champ de vision limité d’où surgit l’essence même de la ville. Les scènes de rue s’y succèdent. Là, à peine visible, la trace visuelle d’un livreur à vélo. Ici, l’impression du mouvement figé d’un camionneur descendant de sa cabine. Plus loin, la vision furtive d’une jeune femme en tenue de sport. Arrêt. Le bus déverse par la porte centrale un flux de voyageurs ravis d’en finir avec cette insupportable promiscuité et embarque, par l’avant, quelques individus soucieux de pouvoir se faire une place décente dans cet espace restreint. A côté d’elle, un siège se libère. Elle prend place : sens de la marche, côté vitre. Elle n’aura pas à subir cette sensation insupportable de vivre le monde à l’envers. De l’extrémité de sa manche, elle éponge la buée déposée sur la vitre. Encore quatre arrêts. Son regard déambule, glisse sur les façades grises de l’avenue. Les images se succèdent, illisibles, puis s’estompent.

[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]