42. interstices
[construire une ville avec des mots]
Entre la #2 et #3
Depuis combien de temps le passé s’entasse-t-il dans cette boîte aux lettres impersonnelle dont la marque du temps s’est incrustée en saupoudrant le métal malade de délicates tâches de rouille ? Les souvenirs d’antan se superposent à la réalité du moment. Double vision inconfortable, non pas insupportable, mais confuse. Le corps inerte devant ce qui fut une histoire sans nom. Porter un dernier regard sur l’ensemble du bâtiment familier, familier d’avant le temps d’aujourd’hui, car aujourd’hui apporte le changement, la méconnaissance du lieu délaissé, l’étrangeté du présent qui porte en lui les traces d’une vie enfouit dans l’oubli. Au bout de l’impasse le regard s’est perdu. Songer maintenant à quitter le décor encombrant.
Entre #19 et #20
Elle s’affale sur le canapé, jette de part et d’autre ses escarpins et masse ses pieds douloureux. Les rumeurs de la rue montent par vagues sonores jusqu’à son étage, façonnent l’intérieur de la pièce, créent un écho vaporeux qui lui tourne la tête. Sur la table du salon à côté du vase vintage regorgeant de tulipes jaunes, un carton d’invitation au vernissage de la toute récente exposition du musée d’art contemporain, ce soir, 18h-19h30. Le journal local, délaissé sur l’accoudoir usé du canapé, titre : « Le vernissage le plus attendu de la saison artistique ». Tout de gotha artistique de la ville sera présent. D’entrée de jeu, elle anticipe, courbettes immodérées, regards méprisants ou provocateurs, paroles acerbes, indifférence ou exubérance, un splendide cocktail des mœurs dissolues que l’élite sociale de la ville est en mesure d’afficher. A 20h12, exténuée par ces mondanités hypocrites, elle se sert un dernier verre d’alcool et, la tête reposant sur l’appui tête du canapé, elle laisse son esprit se perdre dans ce que le musée à de plus secret, de plus profond, cet espace inconnu et obscur, gorgé de sa plus simple intimité.
Entre #26 et #27
Un ailleurs, un bout du bout du monde, là où le voyage vers un espace vierge est encore possible, là où un imaginaire débridé peut terminer sa gestation, là où il est aisé de se retrouver, elle à se sentiment, au plus profond d’elle-même, de pouvoir rejoindre ce territoire insondable et de s’y perdre comme dans le regard délavé d’un être passionné. Il ne lui reste plus qu’à définir le bon moment, décider de l’instant où la bascule peut s’opérer, franchir le pas sans jamais se retourner.
[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]