07/08/2018

29. rencontrer

[construire une ville avec des mots]


Il est là, comme chaque midi, attablé à la terrasse du café du Centre, le journal du jour déplié sur ses jambes croisées. De temps à autre, il sirote avec délicatesse un digestif qu’il a pris l’habitude de commander après son repas et son café de la pause méridienne. Sur la table, l’étui élimé de ses lunettes de lecture, deux ou trois billets de 5 euros et quelques pièces de monnaie qui lui serviront à régler l’addition. Depuis le début de la matinée, de gros nuages gris chargés de pluie menacent de se déverser sur la ville encore tiède des chaleurs de la veille. Il a pris soin de revêtir un imperméable court beige qui s’accorde bien avec son teint mat. Elle, elle l’observe d’une boutique, de l’autre côté de la rue. Elle avait remarqué qu’il pouvait se plonger de longues minutes dans la lecture d’un article, relevant parfois la tête, les yeux dans le vague essayant d’atteindre un point mystérieux – peut-être la boutique d’en face ? – avant de reprendre le cours de sa lecture. L’activité de la rue semble n’avoir aucun impact sur sa concentration. Les bruits, les odeurs et le monde tel qu’il est glissent sur lui sans jamais l’atteindre. Elle, elle est juste fascinée par cet homme qui, sans vraiment se dévoiler, aiguise sa curiosité et tisse son histoire par ses silences prolongés. Autour de lui, la vie dans ce qu’elle a de plus banale. De la main gauche, il prend des notes dans un carnet à la couverture souple. Elle imagine une écriture souple légèrement penchée sur la gauche. Les voitures accélèrent, expulsent énergiquement les gaz des pots d’échappement, klaxonnent, se croisent au rythme programmé des feux de signalisation. Il n’y prête aucune attention. Elle prend une pause, sort de la boutique, va s’asseoir sur les marches du perron d’à côté. Elle le fixe exagérément, l’observe avec minutie. Sur les trottoirs, les piétons se croisent, se décroisent, s’entrecroisent. L’heure de réintégrer le bureau sonne. Une idée furtive la traverse : oserait-elle l’approcher ? A la terrasse du café, les clients poursuivent leur ronde infernale. En commande : cafés, sandwishes, bières, tartes sucrées, salées… Un bus s’arrêt devant elle. Au démarrage, la table n°7 est libre, le garçon la débarrasse.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]