36. surgi du très loin
[construire une ville avec des mots]
Nord – Oubliée, perdue, pulvérisée dans le tréfonds des âmes, la réalité des chantiers à tous les coins de rue n’est plus. Anéantis les travaux situés derrière le quartier jadis rénové. L’histoire s’est reconstruite, sans marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement des casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville dans sa maturité extrême. Le passé est oublié, enseveli, rayé des mémoires. Place à l’inconnu, à l’imaginaire, au rêve. La renaissance, c’était il y a fort longtemps, terrée dans les mémoires englouties par le destin. De cet enchevêtrement de réservoirs d’eau – navigation improbable – bassin à flot – mécanique de l’écluse – lac, plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage, il ne reste rien. Tout est enseveli, recouvert par les eaux, ce même élément liquide qui était devenu, dans les temps lointains, l’essence même du présent. S’en éloigner un peu. Revenir au plus près de cette ère. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les constructions qui autrefois avaient pris racine dans les entrailles du sol, dans un entrelacement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant n’existent plus. Aujourd’hui un monde souterrain improbable arrive à survivre. L’acier, le verre, le bois et la pierre qui enrobaient les œuvres architecturales d’antan ont disparu, englouties, ensevelies, perdues dans un passé sans mémoire. Maintenant, les passants ne regardent que le vide. Le temps s’est figé à la surface de l’eau. La mutation a tout décimé.
Est – Fut un temps où le fleuve se lovait au creux de la pierre, l’habitait, la rongeait et dissociait la ville en deux mondes contrastés. Frontière invisible et l’impulsion folle de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimentait comme interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filaient vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissaient l’horizon, masquaient l’ailleurs, attisaient la curiosité, développaient un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libérait un souffle d’avenir en réflexion. Ça, c’était il y a fort longtemps. Aujourd’hui, la cité a perdu tous ses repères. Comment vivre la ville de l’autre côté ? La question n’a plus de sens. Rien ne se franchit au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques résidus d’une époque révolue à jamais. Irréversible, le lien s’est interrompu. Les échanges se sont figés. La marche folle vers l’autre rive est devenue utopie. Le fleuve n’existe plus. La face B de la ville ? De quoi parlez-vous ?
Sud – Gare de tri. Autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier dévorées par la rouille. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement envahis par des herbes hautes et brûlées par le soleil. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques mutiques. Echos imaginaires du grincement des freins et du choc sourd du raccord des locomotives. Wagons à jamais en attente. Couleur feuille-morte des rails, couche de graisse déshydratée et colmatée autour des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et abandon des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente de marchandises hypothétiques. Dans le parking, des cadavres de camions, portes éventrées. Un monde sans vie, sans âme, figé dans un espace intemporel. Plus loin, le centre commercial désaffecté.
Ouest – De l’étage panoramique de la plus haute tour de la ville, porter le regard vers l’ouest. Imaginer à travers la brume persistante, l’océan. Reprendre l’ascenseur et attendre l’impulsion électrique, deux minutes ou deux heures. S’engouffrer dans le vétuste TGV océanique. Traverser les différentes épaisseurs de la ville, si possible, sans encombre. Au-dessus du souterrain, le centre dévasté et ses rues étroites déserts. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée agonise. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers étalent leur souffrance. La végétation, ou ce qu’il en reste, grignote quelques mètres carrés d’espace. Le TGV océanique enjambe la rocade encombrée des carcasses de véhicules accidentés. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville, rentrer dans un espace entre deux, un sas. Pavillons individuels et jardins arborés inexistants. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie rayés de la carte. Route nationale à deux sens engloutie par les herbes. Le TGV océanique trace sa route, nonchalant, à travers une jeune forêt de pins squelettiques rongés par les pluies acides. Au bout, le quai de la cité refuge. Et au-delà, au bout du bout des rails, le sable blond et l’océan. Comme un sursis de vie.
[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]