04/02/2019

en 4000 mots | nouvelles de nos nouvelles

hiver 2018

#6. Robert Walser: écrire sans sujet



La canette de Coca-Cola roule sur le bas-côté de la route. L’homme la suit du regard. Elle butte sur un objet compact aux contours mal définis, se stabilise. De son poste d’observation, il devine la silhouette d’une chaussure. C’est bien ça, une chaussure, une vieille Converse délabrée, semelle trouée, toile délavée, usée, languette déchirée, une chaussure délaissée au milieu de nulle part, sous une chaleur accablante. Les sept œillets métalliques encore bien présents sont répartis sur chacun des quartiers : l’homme note l’absence du lacet. Il grimace. L’idée de cette disparition le contrarie. Il pense que le lacet n’est pas très loin. Alors, il sort de la voiture en laissant la portière ouverte, s’approche de la chaussure et commence à scruter minutieusement le sol, tout autour puis élargit de plus en plus le diamètre de recherche. Il quadrille le secteur, retourne du bout des doigts la surface sableuse, écarte de la pointe de sa botte la poussière du sol desséché, craquelé, longe la route silencieuse. Seul le crissement de ses pas résonne dans le silence étouffant du début d’après-midi. Cette absence l’obsède. Le vide créé par l’éclipse du lacet accentue en son fort intérieur un malaise perceptible, palpable. Et malgré l’atmosphère suffocante, il poursuit sa quête, le dos courbé, le regard vissé au sol, la chemise trempée et les cheveux ruisselants de sueur. Dans un geste qui pourrait s’inscrire dans un ralenti du temps, il se redresse, saisit dans la poche arrière de son jean une pièce d’étoffe carrée, bicolore, retire ses lunettes de soleil et tamponne de quelques petites touches délicates son front humide. Le lacet reste introuvable. Et pourtant, il pressent son existence aux abords de la route, le renifle presque, le traque, flaire sa substance, sa réalité physique. Il n’est pas loin, l’homme le sait, certainement en embuscade, quelque part, seul, relégué dans un coin improbable de ce paysage lunaire. Il l’imagine tel un serpent lové contre un caillou ou déployé de tout son long semblable à un spaghetti délaissé au fond d’une casserole. Il l’imagine, libéré de toute contrainte, désolidarisé de sa fonction première et reconstitue son parcours, le vent qui l’éloigne et les désagréments subits par des conditions climatiques extrêmes. Et il poursuit sa quête, persuadé d’aboutir, porté par un élan de survie.


[atelier F.Bon - Tiers livre]