15/08/2019

Pousser la langue #4


4. Affinité avec la description

Debout de l’autre côté de la rue, immobile, elle ferme les yeux. Elle inspire et expire lentement. Elle convoque le passé, prend racine dans le présent. Elle ressent quelque chose qui attire l’intensité. C’est une pensée et ce n’est pas une pensée, une émotion étrange. Elle imagine, projette son regard quelques décennies en arrière. Dans sa tête, elle la voit parfaitement. Son souvenir sur la photographie en noir et blanc est toujours présent. Tout ce qui lui reste à faire maintenant, c’est le lien entre l’enseigne de la photographie et celle d’aujourd’hui. L’identifier. Superposer comme des couches de calque les deux versions. Le sentiment de l’avoir retrouvée lui vient comme une douce révélation. Cependant, elle se rend compte qu’elle hésite. Elle ouvre les yeux. L’enseigne du passé et maintenant là devant elle, toujours cloutée au-dessus de la devanture. Combien de fois une part d’elle même a-t-elle immortalisé cet instant ? Combien de fois son corps s’est-il imprégné de cette sensation de déjà vu jusqu’à éprouver un espace vide à l’intérieur ? Combien de fois a-t-elle vécu cette scène au point d’atteindre une réalité aussi nette que son esprit pouvait la fabriquer à cet instant. Cette impression n’est pourtant pas une inconnue. De l’autre côté de la rue, l’enseigne est bien là. Elle se souvient sur l’instantané noir et blanc de la petite arabesque en haut à droite. Un motif floral de style mauresque. Une part d’elle-même a soudain l’impression que son imagination la précède. Avec le passage du temps, elle se rend compte qu’elle ignore encore la couleur d’origine de ce motif. Et pourtant, elle croit savoir. Elle devine. En tournant les pages de sa mémoire, elle attrape un presque rien de matière improbable. Les couleurs. Elle hésite. Jusqu’à présent son unique perception, c’était un monde en noir et blanc. Depuis son arrivée, tout ce qu’elle a perçu du décor s’est colorisé. Tous ses repères sont en alerte, le monde qu’elle n’a connu qu’en noir et blanc vient de s’animer, s’ouvrir à la vie. 

Pousser la langue #3


3. Cinq fois sur le métier


Le fragment de céramique 

1) À la surface du sol, tu as repéré un petit morceau de céramique. Tu t’es baissée pour le ramasser. Il tient dans la paume de ta main. Tu as retiré la terre, la poussière et les couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Légèrement ébréché, un coin est cependant intact, le reste est brisé laissant libre cours à l’imagination. Tu te demandes à quel objet a appartenu ce bout de mémoire. En le détaillant, tu t’aperçois de la finesse des ornements et devines au détour d’une arabesque le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Le temps a passé. Combien ? 


2) À la surface du sol, tu as repéré un petit morceau de céramique. Tu t’es baissée pour le ramasser. Il tient à peu près dans la paume de ta main. Du bout du doigt, tu as retiré minutieusement la terre qui opacifiait la surface, la poussière s’est volatilisée et des couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Cassé, brisé, ébréché sur la plupart des bords, un coin est cependant intact. Ton imagination vagabonde. Tu te demandes à quel objet a appartenu ce bout de mémoire. En le détaillant, tu t’aperçois de la finesse des ornements et devines au détour d’une arabesque le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Le temps a passé. Etait-ce un carreau de céramique qui ornait une entrée ou le mur d’une salle d’eau ? 

Les couleurs. Bleu, rouge, jaune, vert… Plutôt un bleu émaillé de rouge ou de jaune et de vert. Difficile de faire un choix. Se représenter l’œuvre.
L’objet. Une partie d’un plat ou d’une décoration murale. Le sol d’une entrée de maison pour revenir à la terre.

Notes : que vais-je faire de ce morceau de céramique ? Un lien au passé. Une mémoire embarrassante. Une question qui vient tourmenter « tu ». 

3) À la surface du sol, tu as repéré un fragment de céramique. Tu t’es baissée pour le ramasser. Il tient à peu près dans la paume de ta main. Du bout du doigt, tu as balayé la terre qui opacifiait la surface, la poussière s’est volatilisée et des couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Du bleu, du jaune et du vert. Ébréché sur la plupart de ses bords, un coin est cependant épargné. Ton imagination vagabonde. Tu fais des liens. C’est certainement un carreau de céramique qui ornait l’entrée ou le mur de la salle d’eau. Un échantillon du temps d’avant. En le détaillant, tu t’aperçois de la finesse des ornements et devines au détour d’une arabesque le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Le temps a glissé vers l’ailleurs. 

Notes : Autour, c’est encore le vide. Le décor est absent à lui-même. Il faut pourtant entrée dans la maison, ou ce qu’il en reste et retrouver le carrelage d’une autre époque, celle qui n’est jamais évoquée.
Une photos en noir et blanc serait peut-être un témoin, un lien avec ce passé endommager. Au fond du sac à main, elle attend d’être sortie.


4) Sur le sol, un fragment de céramique gît. Ramassé, épousseté et scruté. Aussi large qu’une ancienne pièce de cinq francs, mais plus épais. Ébréché. La poussière volatilisée, des couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Du bleu, du jaune et du vert. Une légère trace d’usure. À la réflexion, certainement un carreau de céramique qui ornait l’entrée ou le mur du couloir. Finesse des ornements. Un échantillon du temps d’avant, celui qui a glissé vers l’ailleurs et s’est brisé. Et au détour d’une arabesque, le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Sur la photo en noir et blanc, le même dessin de la fleur et de l’oiseau reproduits, reproduits, reproduits…

Notes : retrouver une émotion, un instant suspendu. Affronter une révélation. 
Qui es-tu petit morceau de céramique ? Abandon du « tu ». Distance.


5) Un fragment de céramique émerge du sol. Ramassé, épousseté, il est aussi large qu’une ancienne pièce de cinq francs, mais plus épais. Ébréché. Il pourrait servir de palet pour jouer à la marelle. La poussière écartée, des couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Du bleu, du jaune et du vert. Une légère trace d’usure. À la réflexion, certainement un carreau de céramique qui ornait l’entrée du couloir qui menait à l’escalier. Finesse des ornements. Un échantillon du temps d’avant, celui qui a glissé vers l’ailleurs et s’est brisé. Et au détour d’une arabesque, le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Sur la photo en noir et blanc, le même dessin de la fleur et de l’oiseau reproduit, reproduit, reproduit…

Pousser la langue #2


2. Un parpaing de phrase


TERRE celle que tu vas fouler pour la première fois TERRE sol de tes ancêtres TERRE la douloureuse TERRE celle du silence TERRE celle qui plane comme une ombre dans les repas de famille TERRE celle de la honte TERRE celle des regrets TERRE celle d’un départ sans retour TERRE celle de l’absence des racines TERRE revendiquée TERRE apostrophée TERRE nommée TERRE puis sentir le sceau cuisant de la matière desséchée asséchée vidée de sa substance vitale TERRE comprendre la brisure qui s’est inscrite dans le conscient mutique de ta famille TERRE celle qui est restée là-bas TERRE elle t’appelle TERRE elle te provoquer TERRE elle te convoquer TERRE celle qui émerge de l’autre rive TERRE celle de l’ailleurs de l’énigme TERRE si lointaine et si proche à la fois TERRE à quelques brasses juste de l’autre côté TERRE celle qui a insufflé l’exil TERRE celle qui s’était transformée en un brasier meurtrier TERRE celle par qui la blessure existe à jamais exposée au vent salé TERRE celle qui s’est tue et a détourné le regard lors du départ précipité de tes ancêtres TERRE deux valises à la main et un avenir sans fondation TERRE arrachement violent TERRE déchirure inévitable TERRE désespoir profond TERRE et ne rien laisser paraître TERRE ne croiser aucun regard TERRE partir sans se retourner TERRE sans l’ombre d’une larme avec un cœur de plomb TERRE sans aucune promesse de retour TERRE le vide à affronter TERRE l’inconnu TERRE la perte et l’anéantissement TERRE l’exil TERRE si souvent cachée si souvent pleurée si souvent implorée TERRE surtout là-bas de l’autre côté TERRE celle qui s’offre à toi comme si la mémoire lui revenait TERRE comme si rien n’avait existé TERRE comme une hypothèse semant une profonde inquiétude TERRE et le souffle chaud du vent imprégné des odeurs d’épices et de giroflées flotte dans l’air TERRE comme une caresse maternelle TERRE les bruits de la rue qui ravivent des souvenirs qui te sont étrangers TERRE citronniers figuiers grenadiers témoins de l’empreinte d’une histoire oubliée TERRE celle de la fertilité et de l’accueil TERRE celle qui t’attend au détour d’un chemin caillouteux

Pousser la langue #1


1. Une phrase, des sols


Il y a eu le survol de la mer et puis cette arrivée de front sur la terre de tes ancêtres ; il y a eu ce pincement au cœur que tu as écarté d’un battement de cil à peine perceptible ; il y a eu un soupçon de doute associé à l’angoisse et pendant quelques secondes tu as retenu ta respiration jusqu’à perdre la notion de toi-même, pendant quelques secondes un flux de souvenirs qui ne t’appartenaient pas est venu te submerger et maintenant tu as peur, tu as peur d’avoir fait un mauvais choix, peur de ressentir l’énergie de cette terre dont tu ignores les secrets et qui garde dans ses entrailles l’âme de tes anciens, peur de fouler ce sol que tes pas ne reconnaîtront pas, ou pas encore, ou peut-être plus tard, ou même jamais, mais voilà que dans un élan qui ne t’appartient pas, voilà que poussée par le mouvement de la foule désireuse de quitter la carlingue, tu descends la passerelle et reçois comme une offrande la chaleur du pays, une chaleur aux odeurs d’épices qui effleure le tarmac poisseux, saturé par la lourdeur du jour, une chaleur qui s’infiltre dans les lézardes du sol au-delà du bitume de la ville, au-delà des carreaux de faïence ou de terre cuite qui forment des dessins géométriques sur les sols des habitations, une chaleur qui dessine le paysage et offre à ce sol l’occasion de dévoiler les multiples facettes de la terre et longtemps après tu te souviendras encore de ce premier contact, de la sensation d’une délicate brûlure mordant la fine semelle de tes sandales, de la sensation de cette chaleur qui a pris possession de tout ton corps et l’a porté ainsi jusqu’à l’aérogare climatisé où la froideur des dalles de béton a provoqué un frisson perceptible par toi seule, juste localisé le long de ta colonne vertébrale, cette même colonne qui t’ancre dans le sol par son prolongement imaginaire et déjà tu es en manque de cette chaleur qui te lie au sol de ta famille, ta famille oubliée sur ces terres arides, mais au combien porteuses de ton histoire, ton identité, tes racines, ces racines qui sont indissociables de cette terre respectueuse et respectée pour laquelle les anciens se sont battus, pour laquelle ils sont morts, cette terre encore une fois craquelée par les rayons du soleil, façonnée par le passage du vent, cette terre qui les a nourri malgré tout, malgré cette vie qui était aspirée par la force de ses entrailles, cette terre pour laquelle ils auraient donné leur vie (qu’ils ont d’ailleurs fini par donner), cette terre déposée sur ce sol et qui ne demandait que de l’amour, de l’eau et quelques graines, ce sol qui n’a eu à boire que le sang de tes ancêtres, ce sang qui coule aujourd’hui dans tes veines, ce sang qui s’est diffusé dans chaque parcelle, chaque poignée de cette terre, chaque particule infime de cette terre, unique, et qui fait qu’aujourd’hui tu es là, avec ton sang qui coule dans tes veines, à regarder le sol, le sol friable, gorgé de sècheresse et du souvenir du sang de ta famille, du corps de chacun d’eux reposant dans ce sol qui t’accueille maintenant, ce sol friable, mais aussi lourd et compact, où même la mort a dû se frayer un passage… et tu es là maintenant avec ton sang qui coule dans tes veines à marcher sur le sol des souvenirs perdus comme une âme en peine à la recherche d’un indice, d’une trace.