16/09/2018

44. livres enfouis

[construire une ville avec des mots]

La phrase est tendue entre réel et fiction. Il est question du temps, de ses renversements inattendus et choquants, de son instabilité provoquant confusion et questionnement, de la pluie trop présente en saison estivale, du soleil maquillé de lourds nuages gris venant du large, prêts à déverser l’élément liquide dont ils sont gorgés au-dessus de la ville encore sous l’emprise de la combustion. Déroutant. Comment faire confiance au temps réel s’il se laisse influencer par le cours du récit ? L’urgence de le retrouver dans sa continuité connue, reconnue. Le déplacement dans la durée de l’espace comme une marque rassurante dans une immobilité programmée, à la recherche de stabilité. Mais le retour à la normalité n’entraine que déception et tristesse et saupoudre de grisaille un cœur déjà lourd de rendez-vous manqués.

La ville comme personnage principal du récit, la ville comme une offrande à elle-même, la ville comme un parcours initiatique. Une découverte. Une révélation. Les phrases s’enchaînent, dévoilent l’intimité d’une rue, le souvenir d’une odeur sucrée, un instantané volé à la fuite du temps. Les mots s’enflamment, percutent le réel, simulent la fiction en devenir, comme s’ils étaient la source même d’une définition de la ville. Et dans un champ d’infinitifs, le récit se déplie, se roule et se déroule comme une invitation à flâner dans cet espace d’infinies découvertes où la soif de transmettre les mots/maux de la ville jamais ne s’épuise. 

Les mots fusent, virevoltent, rebondissent de phrase en phrase, se heurtent à la ponctuation. Et puis, il y a cette omniprésence du « il » qui rythme les débuts de phrases et accueille à sa suite les verbes d’action. L’œil s’accroche à ce « il » comme une entité envoutante, n’envisage aucune échappatoire possible, le façonne dans la profondeur de sa rétine, l’accompagne dans sa course aux phrases courtes et cadencées. Puis, dans un mouvement élégant, le texte relâche la tension, sculpte le lieu, s’empreigne de l’atmosphère bienveillante avant de se ressaisir et d’aligner une vague d’infinitifs préposés à stimuler l’attention du lecteur qui n’en finit pas de se laisser guider à travers la force et l’intensité du récit.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

13/09/2018

43. frontière close & ouverte

[construire une ville avec des mots]

Au commencement, la longue gestation et maturation du texte à écrire, puis le doux frottement de la pointe du stylo sur le papier ou l’enfilade de lettres en arial, georgia ou times new roman sur la page Word de l’ordinateur, et pour finir, un texte, une accumulation de textes, des pages noircies de mots construisant des histoires, mais après, que reste-t-il de cette débauche de phrases successives, des piles de feuilles recouvertes d’encre invasive ? Et cette sensation d’avoir encore tant à écrire, tant à raconter, la tâche semble infinie. Et la question jaillit, fuse, se dévoile dans toute sa brutalité : que resterait-il à écrire ? Ce qu’il resterait à écrire se nourrit de la substance éphémère que libère un vaste chantier ouvert à tous les possibles. Ce qu’il resterait à écrire donnerait naissance à ce qui n’a pas été exprimé ou formulé en des termes soigneusement choisis, ce qui reste latent dans les méandres de l’imaginaire, ce qui a été retenu par pudeur, les non-dits embarrassants, les évidences insoumises, le souvenir ranimé d’un mot, d’un lieu, d’un visage oublié. Et l’angoisse de ressentir l’impuissance des mots à sortir, l’angoisse de ressentir le temps s’allonger et se figer dans la texture des écrits déjà réalisés. Alors, réaliser le chemin restant à parcourir, réveiller les mots, secouer et dépoussiérer les textes, écouter leur histoire, travailler la matière dans ce qu’elle a de plus subtil, de plus profond, la réanimer. Le travail de réécriture peut commencer. Relire dans la profondeur de la matière, marbrer le texte de renoncements, dévoiler d’autres possibles, questionner l’essence même du geste dans toute sa générosité. Et offrir à l’écrit la possibilité de s’élancer dans le vide, l’inconnu préoccupant en proférant les mots, les uns après les autres, leur donnant du poids, du relief, un souffle de vie afin de les délivrer, de les abandonner, démunis, face à leur destin.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]
42. interstices

[construire une ville avec des mots]

Entre la #2 et #3

Depuis combien de temps le passé s’entasse-t-il dans cette boîte aux lettres impersonnelle dont la marque du temps s’est incrustée en saupoudrant le métal malade de délicates tâches de rouille ? Les souvenirs d’antan se superposent à la réalité du moment. Double vision inconfortable, non pas insupportable, mais confuse. Le corps inerte devant ce qui fut une histoire sans nom. Porter un dernier regard sur l’ensemble du bâtiment familier, familier d’avant le temps d’aujourd’hui, car aujourd’hui apporte le changement, la méconnaissance du lieu délaissé, l’étrangeté du présent qui porte en lui les traces d’une vie enfouit dans l’oubli. Au bout de l’impasse le regard s’est perdu. Songer maintenant à quitter le décor encombrant. 


Entre #19 et #20

Elle s’affale sur le canapé, jette de part et d’autre ses escarpins et masse ses pieds douloureux. Les rumeurs de la rue montent par vagues sonores jusqu’à son étage, façonnent l’intérieur de la pièce, créent un écho vaporeux qui lui tourne la tête. Sur la table du salon à côté du vase vintage regorgeant de tulipes jaunes, un carton d’invitation au vernissage de la toute récente exposition du musée d’art contemporain, ce soir, 18h-19h30. Le journal local, délaissé sur l’accoudoir usé du canapé, titre : « Le vernissage le plus attendu de la saison artistique ». Tout de gotha artistique de la ville sera présent. D’entrée de jeu, elle anticipe, courbettes immodérées, regards méprisants ou provocateurs, paroles acerbes, indifférence ou exubérance, un splendide cocktail des mœurs dissolues que l’élite sociale de la ville est en mesure d’afficher. A 20h12, exténuée par ces mondanités hypocrites, elle se sert un dernier verre d’alcool et, la tête reposant sur l’appui tête du canapé, elle laisse son esprit se perdre dans ce que le musée à de plus secret, de plus profond, cet espace inconnu et obscur, gorgé de sa plus simple intimité.


Entre #26 et #27

Un ailleurs, un bout du bout du monde, là où le voyage vers un espace vierge est encore possible, là où un imaginaire débridé peut terminer sa gestation, là où il est aisé de se retrouver, elle à se sentiment, au plus profond d’elle-même, de pouvoir rejoindre ce territoire insondable et de s’y perdre comme dans le regard délavé d’un être passionné. Il ne lui reste plus qu’à définir le bon moment, décider de l’instant où la bascule peut s’opérer, franchir le pas sans jamais se retourner.



[contribution atelier  F. Bon - Tiers livre été 2018]

11/09/2018

5ème cycle : la fiction comme résultante

41. entre doubles crochets

[construire une ville avec des mots]

C’est un petit [1] passage [2] sans grand intérêt [3]. Rien à y voir, rien à y faire [4]. Il est pratique, c’est tout [5]. Elle [6] l’emprunte pour éviter un détour lorsqu’elle rend visite à son amie d’enfance. Verrière terne, faïence usée, tapis central fané. Façades de commerces désœuvrées recouvertes de papier journal. Portes entrebâillées. Seul un bar [7] reste ouvert la journée [8]. Deux tables orphelines empiètent sur le passage. Un serveur ancienne école [9], droit dans son costume trois pièces. Un temps suspendu à rien. Peu d’activité à l’intérieur même du passage, des chuchotis. Le regard glisse sur la lumière poussiéreuse. Pourtant, elle n’est pas la seule à traverser et retraverser dans un flux parfois plus tendu selon l’heure cet espace indéfinissable ouvert au public [10].

[1Pourquoi « petit » ? Existe-t-il de grands passages ? Idée à creuser ou adjectif à enlever.
[2pas/sage, pa/sa/ge, sa page… deux lieux évoquant la notion d’empreinte. Les pas sur le sol, éphémère et répétitif. L’encre sur la page, visible, indélébile.
[3où sont passées les autres, ceux qui apportent de l’intérêt ? Sont-ils si différents ?
[4Un lieu démuni de l’essence même de l’existence, où le réel s’est absenté, où la vie s’est vidé de sa sève. Un lieu sec.
[5Une bien maigre consolation.
[6Elle, celui qui écrit et le double. Faire un choix ou pas.
[7Trouver un nom.
[8Une lueur d’espoir… et pourtant.
[9Maladroit ! Trouver une autre tournure. « Formé à l’ancienne école » ou « d’un autre temps ».
[10Deux mondes différents se côtoient : celui qui s’inscrit dans la stagnation et celui qui existe par le mouvement. Décalage.




[contribution atelier F.  Bon - Tiers livre été 2018]

08/09/2018

40. limite

[construire une ville avec des mots]

Le canal effleure la ville comme s’il refusait de s’y glisser, de s’y engager, d’y laisser une empreinte. Il l’évite, se met à l’écart, la toise de son regard silencieux et passe son chemin. Avec indifférence, il invite l’élément liquide à longer le quai aménagé pour les promenades urbaines et préfère porter son attention vers l’autre rive, la végétale, la sauvage. De ce côté de l’eau, aucune trace de civilisation. Le chemin qui borde le rivage est en terre. Au-delà, c’est la forêt, touffue, regorgeant de hautes fougères. Il faut y être initié pour s’avancer dans ce labyrinthe verdoyant. Le canal s’inscrit comme une frontière, une ligne imaginaire, un poste de passage. Ici se termine l’expansion de la ville, rien d’urbain ne peut traverser ce paisible corps fluide qui symbolise l’extrémité, la lisière de la civilisation. Etrange concept que ces deux parties opposées à peine juxtaposées, délimitées par un ruban humide aux teintes variables allant du vert cristal, du bleu profond au gris perlé selon les caprices des ciels. 



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]
39. chantier

[construire une ville avec des mots]

Abandon, démolition, béance et reconstruction. Le cycle de l’éternel recommencement. Là où les hangars prolongeaient leur secrète existence est venu le temps des projets d’embellissement. Succession de bâtiments désaffectés en béton, aux murs maculés de gigantesques tags colorés, vestiges d’un espace redistribué, réapproprié par l’art urbain. Perdu dans l’oubli des couches de poussière industrielle le quartier ouvrier, populaire, une légende, celui des usines abandonnées. L’ensemble végétait depuis des décennies jusqu’au jour où la musique discordante des marteaux-piqueurs a envahi l’espace confiné de l’enfilade d’entrepôts. Un nuage de particules grisâtres s’est soulevé avant de se redéposer à la nuit tombée. Le paysage délabré s’est avachi. Monticules de gravas, poutres en métal arrachées aux structures ensevelies, tôles ondulées défoncées, déchiquetées, le tout emporté dans un ballet incessant de camions-bennes. Le béton a commencé à couler durant des semaines, des mois. Des mètres et des mètres cubes de matière pâteuse se sont déversés dans les ouvertures béantes des chantiers clôturés par des palissades surdimensionnées. Des dizaines de grues ont surgi de ces champs déshumanisés destinés à faire émerger un nouveau concept de la vie urbaine. Puis est arrivé le jour où les bâtiments se sont élevés au-delà des clôtures. Du boulevard, les passants ont pu évaluer l’ampleur du projet, surveiller le positionnement de chaque bloc, imaginer le vent s’engouffrer dans ces espaces ouverts à la pluie, entendre le béton craquer sous l’emprise des variations thermiques. Bruit assourdissant des machines, des camions et des grues le jour. Vision d’un ensemble désarticulé, brut et surréaliste la nuit. Ce projet a vampirisé le quartier jusqu’au jour où un grand dignitaire a couper le ruban rouge. Une photographie a été prise pour immortaliser ce moment solennel, valider la fin des travaux, présenter le nouveau quartier. Les officiels de la ville se sont congratulés, des mains ont été serrées, un vin d’honneur offert et les petits fours dévorés. Depuis, à l’heure où la nuit se déverse comme une évidence, des résidents tenant leur chien amorphe en bout de laisse sortent le dos courbé, avancent d’un pas mécanique rappelant celui des zombies, pour se perdre dans les rues vidées de leurs âmes.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]

07/09/2018

38. jamais dire jamais

[construire une ville avec des mots]

L’exaspérant kaki de grand-mère sèche sur le balcon
La vodka s’évapore dans les égouts
L’arrivée du marchand de glaces
La ville dans une tasse de café crème
Soudain la brume frappe à la porte
Sous un ciel délicat
Rue des quatre coins
L’inconsolable locataire du premier
Dans l’intimité des bruits 
Murmures et agonies sur les quais
L’étoffe bleue et le rasoir du coiffeur
Quand les grues découpent la nuit
Le canapé cramoisi et la pince à linge
La signature du vent
Poétique et cauchemar du café d’en face

(une liste de titres…


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]
37. enfilades

[construire une ville avec des mots]

Une porte claque. Une autre s’ouvre. Un courant d’air frais traverse le couloir, se glisse dans un enchaînement de pièces assombries par l’opacité des persiennes. Un cabas débordant de courses attend dans une profonde solitude sur le sol encore humide de la cuisine. Derrière le mur où la pendule égraine des heures vides, des mots résonnent, orphelins, et se perdent dans l’espace confiné. Fragments cryptés d’une lointaine conversation téléphonique. Un rai de lumière pâle sous la porte de la salle de bains. A l’intérieur, une adolescente brosse les longs cheveux d’une fillette. Chignon haut et couronne de fleurs blanches embellissent le visage enfantin. Dans l’appartement d’à côté, répétition d’un solo de violon. La porte d’entrée est restée entrouverte. La cage d’ascenseur diffuse un parfum musqué, énigmatique. Sur le paillasson de l’appartement du dessus, des chaussons roses. Un cri d’enfant, profond, sincère et une minuscule araignée sur le mur des toilettes. Une mappemonde, un ours en peluche, un puzzle en devenir. Dans la salle d’attente, des revues usées, écornées, déchirées datant de la dernière décennie. Dans la chambre de bonne, une guirlande de boules colorées s’étend, nonchalante, le long de l’étagère saupoudrée de poussière. Le temps s’étire comme ces enfilades de pièces, d’appartements, de bâtiments qui sont autant de témoins pour ces histoires qui se déplient, s’effilochent et s’oublient dans un murmure, dans un soupir.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]