09/08/2018

30. répéter

[construire une ville avec des mots]

23h42. Elle franchit le portail et accède au porche intérieur. Un cantique lui parvient, feutré, lointain. Elle écoute, immobile. Puis elle se décide à entrouvir délicatement la petite porte capitonnée à sa droite qui, en pivotant sur ses gonds, pousse un soupir mordant. Le manque d’huile, pense-t-elle en même temps que de nombreux souvenirs lui reviennent en mémoire, la submergent. Depuis combien d’années n’était-elle pas rentrée dans une église ? Cette église en particulier ? Petite, elle n’avait manqué aucune messe de minuit. Sa mère y tenait. Pas question de s’y soustraire, même son père non croyant, mais baptisé par tradition, n’avait jamais songé à abdiquer ce soir-là. Les chants de Noël l’accueillent comme une invitation à remonter le temps. Peu de monde dans la petite église romane du quartier. Dehors, il pleut. Le vent transperce les vêtements chauds et glace les os. Les quelques familles regroupées sur les bancs inconfortables endossent une bienveillance appropriée à l’événement consacré. Tous se prêtent à l’exercice du chant dans une bonne humeur apparente. Les enfants manifestent leur impatience et lui rappelle la sienne au même âge. Sa mère lui faisait les gros yeux et serrait fort sa main dans la sienne pour restreindre son impatience : « Sois sage si tu veux voir la crèche», lui soufflait-elle à l’oreille. Serait-elle nostalgique de ce temps ? Elle ne saurait le dire. Elle se souvient de la voix du prêtre, si chaleureuse, si envoûtante le Noël juste après l’accident de sa mère. Une voisine lui avait proposé de l’amener avec elle, mais le charme n’œuvrait plus. Les KyrieGloriaAgnus Deiet les paroles d’évangile se perdaient dans les hauteurs de la nef sans qu’elle n’en saisisse le sens. A la suite de ce Noël douloureux, elle n’avait plus souhaité rentrer dans une église durant un culte. Dans cette nuit magique, elle observe de loin les gestes du prêtre, toujours les mêmes, comme si toutes ces années s’étaient superposées les unes aux autres sans que le temps ne puisse les altérer. Les fidèles semblent n’être jamais sortis de cet édifice glacial. Ce sont les mêmes attentes, les mêmes mimiques, les mêmes réprimandes aux enfants qui rythment l’office. L’odeur de l’encens est toujours aussi entêtante, la cire chaude coule le long des cierges allumés pour l’occasion et les napperons de l’autel, d’un blanc immaculé, seront retirés par un enfant de chœur dès la cérémonie terminée. Une personne dans l’assemblée tousse, une autre se racle la gorge, un enfant ronchonne. Sortir et en finir définitivement avec ce souvenir trop imposant.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]