02/09/2019

Pousser la langue #6

6 | il elle fenêtre

fenêtre de sa petite enfance celle qu’elle n’arrive pas à atteindre ou si peu ou si loin celle qui s’éloigne mais où seuls les reflets dans la vitre lui content un monde parallèle dont elle n’a pas encore conscience où ces reflets qui sont autant de petites bulles dans lesquelles le souvenir va s’engouffrer pour y rester prisonnier inscrivent dans l’histoire de sa vie une époque révolue à jamais et c’est là dans l’étroitesse de son conscient que se faufile la fenêtre de l’oublie celle qui ne s’ouvre plus ou ne veut plus s’ouvrir celle qui a verrouillé la mémoire du temps d’avant celle des champs d’oliviers et des figes juteuses déposées sur la table de la cuisine et qui une fois entamées libéraient leur nectar sur sa peau d’enfant elle croit encore en saisir le goût et l’odeur sucrée là dans l’espace étriqué de ses souvenirs mais au coin de la fenêtre en haut légèrement sur sa droite une trace de poussière lui renvoie le souvenir d’un départ précipité et là où le souvenir succombe à ses limites la vitre se confond avec celle de la vitre arrière de la voiture à travers laquelle le paysage familier s’éloignait au fur et à mesure laissant sur place son innocence puis l’époque des courses folles dans la montagne et des rues chargées de l’odeur des épices qui servaient à confectionner l’unique plat des fêtes familiales et là dans ce mouvement à la fois du déplacement de son corps et du déplacement du frottement du temps ce temps qui s’enfuyait lui échappait la fenêtre se chargeait de la poussière de sa terre d’avant la terre de l’ailleurs la terre de l’oubli celle qui ne sera plus nommée celle qui se perdra dans l’opacité de la vitre avant qu’elle ne reflète une autre dimension une dimension inconnue de celle qui perturbe les nuits hante l’esprit laisse des traces acerbes et engloutit jusqu’au dernier souvenir car ce nouvel espace qui pourrait être plein d’espoir et de renouveau laisse place à l’exil intérieur à une reconstruction de l’errance sans âme sans couleur sans saveur et voilà que dans cette profonde tristesse elle s’active à nettoyer la fenêtre elle s’applique à laver le reflet de tout ce qui pourrait  souiller ce rayonnement artificiel elle s’emploie à supprimer tout indice qui impliquerait l’idée d’un retour possible alors elle frotte frotte frotte et la lumière entre entre entre et progresse jusqu’à l’aveugler jusqu’à lui dévoiler autre chose de sa vie fictive de sa misérable existence de sa survie incontestable et c’est dans la transparence de la vitre que rien ne semble se passer ou pas encore ou peut-être car à ce stade de l’histoire l’avenir n’est pas encore écrit et c’est dans ce présent de l’incertitude qu’il s’entasse par couche successive sur le limon de l’oubli ainsi les années glissent et s’accumulent sur le cadre en bois de la fenêtre en laissant la vitre vide d’elle même vide de son reflet vide de l’absence et pourtant alors qu’elle n’y croyait plus c’est un éclat de peinture sur la surface insipide de la vitre qui ravive le souvenir celui du temps d’après celui qui a percé une ouverture sur une campagne atone et une ville en devenir rien à en dire rien à espérer et c’est dans ce nouvel espace de vie de quelques mètres carrés plombés par la perte du souvenir du temps d’avant et l’inexistence des souvenirs du temps présent que va s’échafauder une forme de tension du rien où le cadre de la nouvelle fenêtre va se parer progressivement de crêpe noir et l’amener vers des chemins inconnus mais incontournables puis avant de poursuivre elle brise la vitre et ouvre la fenêtre en grand pour enfin contempler sa vie ou plutôt ce qu’il en reste ce qu’elle en a fait et là dans une forme de désespoir qui la hante depuis la nuit où elle a foulé cette terre de l’exil elle se libère de sa vie d’avant et d’aujourd’hui et réalise qu’un retour est peut-être encore possible un retour comme une renaissance à elle-même à son espace d’avant celui qui finalement ne s’est jamais tu ne s’est jamais éloigné a formé une sorte de résistance au fond d’elle-même à son insu et maintenant elle arrache en bordure de la fenêtre le crêpe symbole de sa résilience devenu terne et cassant et découvre ou redécouvre une existence qu’elle avait niée écartée détruite et au-delà de cette sensation voilà qu’elle veut non pas faire marche arrière ce qui est impossible mais revenir retourner réinvestir les lieux de son enfance et replonger dans cette fenêtre qui se rapproche inexorablement comme si le temps n’avait rien abimé rien oublié rien disloqué comme si le temps s’était figé alors dans un élan dont elle ne se sentait plus capable dans un élan qualifié d’audacieux elle rassemble toutes ses forces et se procure un aller simple pour traverser aller vers creuser un sillon éphémère sur cette vaste étendue d’eau bleu profond que les romains surnommaient la mare nostrumet c’est dans cet élan encore inconcevable hier qu’elle pose un pied sur la passerelle déterminée à en finir déterminée à commencer et non recommencer quelque chose de l’ordre de exaltation de l’ivresse du vertige et c’est là dans cet espace du sensible de l’indéfinissable que le cœur battant elle se concentre sur l’attente et projette à travers le hublot parsemé de gouttelettes salines son avenir tout en faisant immerger un mot absent de sa vie depuis trop longtemps le mot espoir 

Pousser la langue #5

5 | poterne Jacques Roubaud

temps passé _____ temps présent _____ se mêlent et s’entrechoquent _____ jamais ne se recoupent _____ ou si peu _____ l’un n’existe pas sans l’autre mais l’autre _____ rupture _____ temps cassé _____ temps élastique _____ temps supprimé _____ et avec le temps surgit la mémoire _____ la mémoire distendue _____ qui n’existe pas ou plus ou presque ou peu _____ mémoire effacée _____ mémoire évaporée _____ mémoire oubliée à elle-même _____ mémoire originale des autres &_____ mémoire qui suffoque et implose _____ mémoire à tâtons _____ mémoire défaillante _____ et toi tu pars _____ mission _____ recoller la mémoire qui ne t’appartient pas _____ celle du souvenir diffus _____ abstrait _____ déroutant _____ le souvenir trompeur _____ et farceur à ses heures _____ tu y as cru à ces souvenirs _____ inscrits en noir et blanc sur du papier glacé _____ ils te racontaient une histoire _____ celle d’avant _____ d’une autre époque _____ d’un autre temps _____ celui qui a inscrit des blessures dans les souvenirs de chacun _____ souvenirs lointains _____ souvenirs enfermés à jamais dans la mémoire de ceux qui voulaient oublier _____ sans vraiment oublier _____ survivre seulement à l’inexplicable _____ prisonniers de l’Histoire et des histoires de chacun _____ et toi _____ tu reviens _____ ou plutôt _____ tu traverses les éléments pour te présenter à la terre _____ terre du souvenir _____ terre de la mémoire en rupture _____ terre du temps d’avant _____ celle de l’accueil _____ celle de la fuite _____ celle que tu ne connais pas _____ et le vent salé dépose sur tes lèvres humides une ombre du passé _____ et la douce chaleur parfumée d’épice t’enveloppe comme pour se faire pardonner _____ et tes yeux se noient dans l’étendue de ce paysage inattendu _____ trop inattendu

15/08/2019

Pousser la langue #4


4. Affinité avec la description

Debout de l’autre côté de la rue, immobile, elle ferme les yeux. Elle inspire et expire lentement. Elle convoque le passé, prend racine dans le présent. Elle ressent quelque chose qui attire l’intensité. C’est une pensée et ce n’est pas une pensée, une émotion étrange. Elle imagine, projette son regard quelques décennies en arrière. Dans sa tête, elle la voit parfaitement. Son souvenir sur la photographie en noir et blanc est toujours présent. Tout ce qui lui reste à faire maintenant, c’est le lien entre l’enseigne de la photographie et celle d’aujourd’hui. L’identifier. Superposer comme des couches de calque les deux versions. Le sentiment de l’avoir retrouvée lui vient comme une douce révélation. Cependant, elle se rend compte qu’elle hésite. Elle ouvre les yeux. L’enseigne du passé et maintenant là devant elle, toujours cloutée au-dessus de la devanture. Combien de fois une part d’elle même a-t-elle immortalisé cet instant ? Combien de fois son corps s’est-il imprégné de cette sensation de déjà vu jusqu’à éprouver un espace vide à l’intérieur ? Combien de fois a-t-elle vécu cette scène au point d’atteindre une réalité aussi nette que son esprit pouvait la fabriquer à cet instant. Cette impression n’est pourtant pas une inconnue. De l’autre côté de la rue, l’enseigne est bien là. Elle se souvient sur l’instantané noir et blanc de la petite arabesque en haut à droite. Un motif floral de style mauresque. Une part d’elle-même a soudain l’impression que son imagination la précède. Avec le passage du temps, elle se rend compte qu’elle ignore encore la couleur d’origine de ce motif. Et pourtant, elle croit savoir. Elle devine. En tournant les pages de sa mémoire, elle attrape un presque rien de matière improbable. Les couleurs. Elle hésite. Jusqu’à présent son unique perception, c’était un monde en noir et blanc. Depuis son arrivée, tout ce qu’elle a perçu du décor s’est colorisé. Tous ses repères sont en alerte, le monde qu’elle n’a connu qu’en noir et blanc vient de s’animer, s’ouvrir à la vie. 

Pousser la langue #3


3. Cinq fois sur le métier


Le fragment de céramique 

1) À la surface du sol, tu as repéré un petit morceau de céramique. Tu t’es baissée pour le ramasser. Il tient dans la paume de ta main. Tu as retiré la terre, la poussière et les couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Légèrement ébréché, un coin est cependant intact, le reste est brisé laissant libre cours à l’imagination. Tu te demandes à quel objet a appartenu ce bout de mémoire. En le détaillant, tu t’aperçois de la finesse des ornements et devines au détour d’une arabesque le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Le temps a passé. Combien ? 


2) À la surface du sol, tu as repéré un petit morceau de céramique. Tu t’es baissée pour le ramasser. Il tient à peu près dans la paume de ta main. Du bout du doigt, tu as retiré minutieusement la terre qui opacifiait la surface, la poussière s’est volatilisée et des couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Cassé, brisé, ébréché sur la plupart des bords, un coin est cependant intact. Ton imagination vagabonde. Tu te demandes à quel objet a appartenu ce bout de mémoire. En le détaillant, tu t’aperçois de la finesse des ornements et devines au détour d’une arabesque le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Le temps a passé. Etait-ce un carreau de céramique qui ornait une entrée ou le mur d’une salle d’eau ? 

Les couleurs. Bleu, rouge, jaune, vert… Plutôt un bleu émaillé de rouge ou de jaune et de vert. Difficile de faire un choix. Se représenter l’œuvre.
L’objet. Une partie d’un plat ou d’une décoration murale. Le sol d’une entrée de maison pour revenir à la terre.

Notes : que vais-je faire de ce morceau de céramique ? Un lien au passé. Une mémoire embarrassante. Une question qui vient tourmenter « tu ». 

3) À la surface du sol, tu as repéré un fragment de céramique. Tu t’es baissée pour le ramasser. Il tient à peu près dans la paume de ta main. Du bout du doigt, tu as balayé la terre qui opacifiait la surface, la poussière s’est volatilisée et des couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Du bleu, du jaune et du vert. Ébréché sur la plupart de ses bords, un coin est cependant épargné. Ton imagination vagabonde. Tu fais des liens. C’est certainement un carreau de céramique qui ornait l’entrée ou le mur de la salle d’eau. Un échantillon du temps d’avant. En le détaillant, tu t’aperçois de la finesse des ornements et devines au détour d’une arabesque le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Le temps a glissé vers l’ailleurs. 

Notes : Autour, c’est encore le vide. Le décor est absent à lui-même. Il faut pourtant entrée dans la maison, ou ce qu’il en reste et retrouver le carrelage d’une autre époque, celle qui n’est jamais évoquée.
Une photos en noir et blanc serait peut-être un témoin, un lien avec ce passé endommager. Au fond du sac à main, elle attend d’être sortie.


4) Sur le sol, un fragment de céramique gît. Ramassé, épousseté et scruté. Aussi large qu’une ancienne pièce de cinq francs, mais plus épais. Ébréché. La poussière volatilisée, des couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Du bleu, du jaune et du vert. Une légère trace d’usure. À la réflexion, certainement un carreau de céramique qui ornait l’entrée ou le mur du couloir. Finesse des ornements. Un échantillon du temps d’avant, celui qui a glissé vers l’ailleurs et s’est brisé. Et au détour d’une arabesque, le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Sur la photo en noir et blanc, le même dessin de la fleur et de l’oiseau reproduits, reproduits, reproduits…

Notes : retrouver une émotion, un instant suspendu. Affronter une révélation. 
Qui es-tu petit morceau de céramique ? Abandon du « tu ». Distance.


5) Un fragment de céramique émerge du sol. Ramassé, épousseté, il est aussi large qu’une ancienne pièce de cinq francs, mais plus épais. Ébréché. Il pourrait servir de palet pour jouer à la marelle. La poussière écartée, des couleurs chaudes et chatoyantes ont alors resplendi. Du bleu, du jaune et du vert. Une légère trace d’usure. À la réflexion, certainement un carreau de céramique qui ornait l’entrée du couloir qui menait à l’escalier. Finesse des ornements. Un échantillon du temps d’avant, celui qui a glissé vers l’ailleurs et s’est brisé. Et au détour d’une arabesque, le dessin d’une fleur, d’un oiseau. Sur la photo en noir et blanc, le même dessin de la fleur et de l’oiseau reproduit, reproduit, reproduit…

Pousser la langue #2


2. Un parpaing de phrase


TERRE celle que tu vas fouler pour la première fois TERRE sol de tes ancêtres TERRE la douloureuse TERRE celle du silence TERRE celle qui plane comme une ombre dans les repas de famille TERRE celle de la honte TERRE celle des regrets TERRE celle d’un départ sans retour TERRE celle de l’absence des racines TERRE revendiquée TERRE apostrophée TERRE nommée TERRE puis sentir le sceau cuisant de la matière desséchée asséchée vidée de sa substance vitale TERRE comprendre la brisure qui s’est inscrite dans le conscient mutique de ta famille TERRE celle qui est restée là-bas TERRE elle t’appelle TERRE elle te provoquer TERRE elle te convoquer TERRE celle qui émerge de l’autre rive TERRE celle de l’ailleurs de l’énigme TERRE si lointaine et si proche à la fois TERRE à quelques brasses juste de l’autre côté TERRE celle qui a insufflé l’exil TERRE celle qui s’était transformée en un brasier meurtrier TERRE celle par qui la blessure existe à jamais exposée au vent salé TERRE celle qui s’est tue et a détourné le regard lors du départ précipité de tes ancêtres TERRE deux valises à la main et un avenir sans fondation TERRE arrachement violent TERRE déchirure inévitable TERRE désespoir profond TERRE et ne rien laisser paraître TERRE ne croiser aucun regard TERRE partir sans se retourner TERRE sans l’ombre d’une larme avec un cœur de plomb TERRE sans aucune promesse de retour TERRE le vide à affronter TERRE l’inconnu TERRE la perte et l’anéantissement TERRE l’exil TERRE si souvent cachée si souvent pleurée si souvent implorée TERRE surtout là-bas de l’autre côté TERRE celle qui s’offre à toi comme si la mémoire lui revenait TERRE comme si rien n’avait existé TERRE comme une hypothèse semant une profonde inquiétude TERRE et le souffle chaud du vent imprégné des odeurs d’épices et de giroflées flotte dans l’air TERRE comme une caresse maternelle TERRE les bruits de la rue qui ravivent des souvenirs qui te sont étrangers TERRE citronniers figuiers grenadiers témoins de l’empreinte d’une histoire oubliée TERRE celle de la fertilité et de l’accueil TERRE celle qui t’attend au détour d’un chemin caillouteux

Pousser la langue #1


1. Une phrase, des sols


Il y a eu le survol de la mer et puis cette arrivée de front sur la terre de tes ancêtres ; il y a eu ce pincement au cœur que tu as écarté d’un battement de cil à peine perceptible ; il y a eu un soupçon de doute associé à l’angoisse et pendant quelques secondes tu as retenu ta respiration jusqu’à perdre la notion de toi-même, pendant quelques secondes un flux de souvenirs qui ne t’appartenaient pas est venu te submerger et maintenant tu as peur, tu as peur d’avoir fait un mauvais choix, peur de ressentir l’énergie de cette terre dont tu ignores les secrets et qui garde dans ses entrailles l’âme de tes anciens, peur de fouler ce sol que tes pas ne reconnaîtront pas, ou pas encore, ou peut-être plus tard, ou même jamais, mais voilà que dans un élan qui ne t’appartient pas, voilà que poussée par le mouvement de la foule désireuse de quitter la carlingue, tu descends la passerelle et reçois comme une offrande la chaleur du pays, une chaleur aux odeurs d’épices qui effleure le tarmac poisseux, saturé par la lourdeur du jour, une chaleur qui s’infiltre dans les lézardes du sol au-delà du bitume de la ville, au-delà des carreaux de faïence ou de terre cuite qui forment des dessins géométriques sur les sols des habitations, une chaleur qui dessine le paysage et offre à ce sol l’occasion de dévoiler les multiples facettes de la terre et longtemps après tu te souviendras encore de ce premier contact, de la sensation d’une délicate brûlure mordant la fine semelle de tes sandales, de la sensation de cette chaleur qui a pris possession de tout ton corps et l’a porté ainsi jusqu’à l’aérogare climatisé où la froideur des dalles de béton a provoqué un frisson perceptible par toi seule, juste localisé le long de ta colonne vertébrale, cette même colonne qui t’ancre dans le sol par son prolongement imaginaire et déjà tu es en manque de cette chaleur qui te lie au sol de ta famille, ta famille oubliée sur ces terres arides, mais au combien porteuses de ton histoire, ton identité, tes racines, ces racines qui sont indissociables de cette terre respectueuse et respectée pour laquelle les anciens se sont battus, pour laquelle ils sont morts, cette terre encore une fois craquelée par les rayons du soleil, façonnée par le passage du vent, cette terre qui les a nourri malgré tout, malgré cette vie qui était aspirée par la force de ses entrailles, cette terre pour laquelle ils auraient donné leur vie (qu’ils ont d’ailleurs fini par donner), cette terre déposée sur ce sol et qui ne demandait que de l’amour, de l’eau et quelques graines, ce sol qui n’a eu à boire que le sang de tes ancêtres, ce sang qui coule aujourd’hui dans tes veines, ce sang qui s’est diffusé dans chaque parcelle, chaque poignée de cette terre, chaque particule infime de cette terre, unique, et qui fait qu’aujourd’hui tu es là, avec ton sang qui coule dans tes veines, à regarder le sol, le sol friable, gorgé de sècheresse et du souvenir du sang de ta famille, du corps de chacun d’eux reposant dans ce sol qui t’accueille maintenant, ce sol friable, mais aussi lourd et compact, où même la mort a dû se frayer un passage… et tu es là maintenant avec ton sang qui coule dans tes veines à marcher sur le sol des souvenirs perdus comme une âme en peine à la recherche d’un indice, d’une trace.

13/05/2019

en 4000 mots | nouvelles de nos nouvelles

hiver 2018

#7. Virginia Woolf: contexte de l'écriture



Il y a ce lieu de l’intime, ce recoin intérieur de soi-même, cet espace particulier où l’écriture émerge, où les mots restent en retenue avant de se livrer à l’intensité d’un instant exclusif, où les phrases s’installent dans l’inconfort d’un carnet griffonné à la hâte. L’écriture ressemble à une mise en scène. Carnets, cahiers, blocs, petits bouts de papier ou feuilles volantes… les débris d’écrivain.

Je collectionne les carnets. En ce moment, j’en ai plusieurs qui attendent sur ma table de travail. Je les empile à la manière de petites briques délicates renfermant des fragments de secrets éparpillés au milieu des mots. Je prends toutes sortes de notes, écris des fragments, dresse des listes, rature et parfois dessine. Des rituels s’installent, je caresse la douce couverture comme si ce geste pouvait encourager une promesse d’écriture, déplace le ruban marque-page au fil des mots, ramène l’élastique sur le devant et serre symboliquement le carnet comme pour inscrire à jamais chaque sensation dans mon souvenir. Mon carnet Moleskine me suit partout, il est mon préféré, mon carnet de route, ma bande d’enregistrement écrite, celle qui traverse l’existence et m’accompagne sur le chemin de l’écriture. Ce carnet, c’est un capteur, celui de la vie de tous les jours où l’écriture arpente, explore, visite, parcourt des territoires inattendus. Il m’encourage, me donne confiance.

Il y a aussi ce lieu matérialisé, celui que je cherche sans cesse pour me poser et écrire dans l’intimité d’un espace à soi, ce lieu où poser mes carnets, ma trousse débordante de stylos, mes livres fétiches, mon X-Pro2 et mon MacBook Pro. « Une chambre à soi » comme le revendique Virginia Woolf. Dans la maison, j’erre, je me glisse de pièce en pièce, je m’imagine en train d’écrire sur une table que j’aurais choisie dans une brocante, mon esprit vagabonde, je me projette dans ce moment confidentiel de l’écrit, m’installe devant une fenêtre, ici et nulle part pour finalement revenir au même endroit. Derrière un plan de travail étroit dans une pièce courant d’air. Devant moi, une fenêtre qui donne dans le jardin, derrière moi, sous un petit escalier métallique une partie de ma bibliothèque où s’entassent mes indispensables, mes compagnons d’écriture. Entre, le vide.

Parfois, je monte l’escalier métallique jusqu’à ma chambre, regarde par la fenêtre et me fonds dans la tranquillité de la rue. Je me sens apaisée. Aujourd’hui, je travaille sur mon lit, callée sur mes oreillers, noircissant les pages de mon carnet dont le contenu est parfois retranscrit sur mon ordinateur portable, un MacBook Pro acheté durant l’été 2012. Déjà… C’est lui qui reçoit l’autre écriture, celle qui s’organise, se travaille, se finalise, se diffuse et se stocke. Un outil indispensable qui favorise la mise à distance, la dématérialisation. Et là, dans cet élan qui favorise la création, je ne peux m’empêcher de regarder, posée sur la commode, la vieille machine à écrire de mon grand-père au très vieux ruban asséché par le temps. Celle qui m’a donné, toute jeune, le goût de l’écriture, celle qui a supportée durant des heures et des heures que je martèle ses touches rebelles. Finalement, j’écris où je peux. Il m’arrive de squatter mon canapé, enveloppée dans un plaid moelleux, plus rarement de m’installer à la terrasse d’un café. Pourtant, j’en rêve. Me fondre dans le paysage urbain et noircir mon carnet de notes devant une tasse de café chaud, le visage caressé par les doux rayons d’un soleil printanier. Une prochaine étape.



[atelier F.Bon - Tiers livre]

04/02/2019

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hiver 2018

#6. Robert Walser: écrire sans sujet



La canette de Coca-Cola roule sur le bas-côté de la route. L’homme la suit du regard. Elle butte sur un objet compact aux contours mal définis, se stabilise. De son poste d’observation, il devine la silhouette d’une chaussure. C’est bien ça, une chaussure, une vieille Converse délabrée, semelle trouée, toile délavée, usée, languette déchirée, une chaussure délaissée au milieu de nulle part, sous une chaleur accablante. Les sept œillets métalliques encore bien présents sont répartis sur chacun des quartiers : l’homme note l’absence du lacet. Il grimace. L’idée de cette disparition le contrarie. Il pense que le lacet n’est pas très loin. Alors, il sort de la voiture en laissant la portière ouverte, s’approche de la chaussure et commence à scruter minutieusement le sol, tout autour puis élargit de plus en plus le diamètre de recherche. Il quadrille le secteur, retourne du bout des doigts la surface sableuse, écarte de la pointe de sa botte la poussière du sol desséché, craquelé, longe la route silencieuse. Seul le crissement de ses pas résonne dans le silence étouffant du début d’après-midi. Cette absence l’obsède. Le vide créé par l’éclipse du lacet accentue en son fort intérieur un malaise perceptible, palpable. Et malgré l’atmosphère suffocante, il poursuit sa quête, le dos courbé, le regard vissé au sol, la chemise trempée et les cheveux ruisselants de sueur. Dans un geste qui pourrait s’inscrire dans un ralenti du temps, il se redresse, saisit dans la poche arrière de son jean une pièce d’étoffe carrée, bicolore, retire ses lunettes de soleil et tamponne de quelques petites touches délicates son front humide. Le lacet reste introuvable. Et pourtant, il pressent son existence aux abords de la route, le renifle presque, le traque, flaire sa substance, sa réalité physique. Il n’est pas loin, l’homme le sait, certainement en embuscade, quelque part, seul, relégué dans un coin improbable de ce paysage lunaire. Il l’imagine tel un serpent lové contre un caillou ou déployé de tout son long semblable à un spaghetti délaissé au fond d’une casserole. Il l’imagine, libéré de toute contrainte, désolidarisé de sa fonction première et reconstitue son parcours, le vent qui l’éloigne et les désagréments subits par des conditions climatiques extrêmes. Et il poursuit sa quête, persuadé d’aboutir, porté par un élan de survie.


[atelier F.Bon - Tiers livre]

21/01/2019

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hiver 2018

#5. Sarraute: scénographie des voix



Une ombre apparaît dans l’encadrement de la lunette arrière de la Cadillac… L’homme n’est plus seul… — Quoi ? S’en suit un bayement… Il observe dans le cadre du rétroviseur intérieur les traces de sommeil tatouées sur le visage pâle … —Y’a encore du café dans le Thermos ? — J’crois pas… — Et pourquoi on est arrêté là ? — … — C’est quoi cette photo ? — Tu peux pas la fermer ? Faut toujours que tu la ramènes quand c’est pas le moment… Et il replace la photo dans la poche de sa chemise… — Ça fait deux jours qu’on roule… on peut pas s’arrêter dans un motel ? Moi, j’ai besoin de prendre un bain, de me laver les cheveux, d’enfiler une robe propre… Le soleil est à son zénith, la chaleur charrie ses lourdes particules oppressantes dans l’espace desséché et transforme la tôle du véhicule en une poêle à frire… — Oh ! Zut ! Où sont mes chaussures ?… Ça brûle !… et elle claque la portière… — T’éloigne pas… — Et j’irai où à ton avis ? Y’a rien ici, c’est le trou, le désert à perte de vue, aucune habitation à moins de 50 miles… Il lève les yeux au ciel… Bon ! On fait quoi ? On prend racine … — Je réfléchis… — Il t’en faut du temps pour réfléchir… pas vraiment le lieu idéal… — T’éloigne pas, j’te dis, y’a des crotales dans l’coin… — Fait tellement chaud qu’eux aussi sont en mode survie… pensent pas à attaquer… — Ben, fais gaffe quand même !… pas envie d’creuser ta tombe par ici… — Charmant !… T’as une clope à me filer?… — M’en reste plus… Elle fait le tour de la voiture et se glisse à la place du passager — C’était qui sur la photo ?… — Personne… — M’étonnerait !… — N’insiste pas, c’est pas tes oignons, d’accord ?… — Ok ! Ok ! Monsieur devient susceptible… Il tourne la clé, le moteur suffoque, il insiste et cette fois le moteur démarre en ronronnant. Même pas besoin d’actionner le clignotant pour déboiter, la route est toujours aussi déserte. A la radio, un standard des Creedence remplit l’espace suffoquant.


[Atelier F.Bon - Tiers livre]

12/01/2019

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hiver 2018

#4. Duras, quatuor à dire



C’est sur la route du souvenir que le lieu se construit. Etape par étape. Le chemin semble long, rectiligne, sans but précis. Les lieux se multiplient. Les images se superposent, se cumulent, s’empilent et façonnent un paysage unique caressé par le souffle délicat des vents migrant des plaines arides. Et la mémoire s’enrichit d’un kaléidoscope émergeant des lieux traversés. Ici un pont métallique enjambe une rivière paisible soucieuse de s’éloigner en laissant son empreinte délicate sur le bord de la rétine. Là un DINER à la {Bagdad Café}, enseigne à néon grinçante, banquettes rouge sang, chromes du comptoir astiqués et le drapeau américain recouvrant une grande partie d’un mur bardé de trophées. En fond sonore, {Two Angels}, the Tucson Sound comme si on y était et la voix usée par la vie de Billy Sedlmayr hante l’atmosphère chargée de la tiédeur du soir. Plus loin, une cabine téléphonique Bell South, vitres taguées et annotées aussi bien d’extraits de poèmes, de petits cœurs, de messages personnels ou de dessins obscènes. Plus loin encore, un parking coincé entre une station EXXON, un Waffle House et un 24 Hour Banking. Et la route qui se perd dans le paysage désertique, silencieux, infini.

La voiture est garée sur le bord de la chaussée défoncée. Un homme en descend. Il ouvre le capot et allume une cigarette en protégeant la flamme de son briquet tout en s’adossant à sa vieille Cadillac restaurée. Autour, c’est le silence. Un silence épais, pesant. Que fait cet homme entre deux âges sur cette route monotone, au milieu de nulle part ? Les traits tirés, le regard perdu au loin dans les vapeurs de chaleur, il attend. Il attend quoi ? D’un geste machinal, il referme le capot de sa voiture. Il s’installe au volant pour certainement repartir, comme ça, comme il est venu, mais semble changer d’avis et incline le dossier du siège, sort de son portefeuille une photo en noir et blanc aux bords dentelés. De mon poste d’observation, je ne perçois que les contours et trois tâches sombres, floues. Le soleil est à son zénith. La chaleur plombe l’atmosphère. Le goudron suinte. Les herbes sauvages se dessèchent. L’homme pense à s’hydrater et engloutit d’une traite une canette de Coca-Cola, puis la balance de l’autre côté de la route. Une goutte gorgée de sucre glisse de la commissure de ses lèvres, d’un geste rapide il l’essuie du revers de sa manche. Je n’ai toujours rien appris de cet homme et pourtant, la profondeur de son regard, son comportement énigmatique, son attente intemporelle m’alertent, m’invitent à poursuivre le chemin à ses côtés. A distance raisonnable. 

J’ai souvent parcouru ces routes débordantes de solitude, étouffantes de silence, dégoulinante de sueur. Ce qui est étonnant, c’est que je n’ai jamais rencontré cet homme, perdu au milieu de nulle part, fumant sa cigarette en jetant un regard mélancolique sur une photo couleur temps passé. Il est pourtant si présent dans mon souvenir. C’était un jour ordinaire où l’imaginaire creusait un sillon indélébile dans ma mémoire défaillante. Comment ne pas entretenir l’existence fantasmée de cette scène dépouillée de sens ? Un souvenir fantôme échappé d’un endroit inaccessible, unique, à exister dans sa bulle hermétique. Et pourtant, je m’en souviens comme si j’avais vécu cet instant, comme s’il était inscrit dans le planning désorganisé d’une errance incontournable. J’ai longtemps cru qu’il reviendrait, l’allure nonchalante, le regard perdu dans les brumes du souvenir. Comme un désir inavouable, je l’ai cherché au fils de mes voyages. Je n’ai rien pour combler son absence. Une intuition de rien, du vide, de l’abstrait. Une envie d’en terminer avec cette image incrustée dans mon souvenir fictif. J’arpente la face cachée d’un manque existentiel et comble le vide avec des mots qui me fascinent et recréent au fond de ce silence le reflet exact de cette présence inaltérable. La nostalgie prend le relais et éclabousse le souvenir d’émotion et de tendresse tout en m’insufflant l’intuition de la vivre.

A différentes périodes de ma vie, je me suis arrêtée sur le bas-côté de la route pour écrire, noter une sensation, m’imprégner d’une image, décrire une brindille folle effleurant le macadam brûlant pour ensuite se perdre dans un paysage hostile. Les images se sont succédées, télescopées, enflammées. J’ai progressée à vue, parfois sans guide précis, mais toujours dans le but de capter l’essence même de l’émotion qui m’envahissait. J’ai croisé le doute, l’inconfort des petits matins glacials, des crépuscules et des lieux incertains, oubliés du monde. Il y a eu la peur de ne plus rien avoir à dire, à partager, il y a eu l’angoisse du geste interrompu, de l’écriture déchirée. Il y aura encore de nombreuses hésitations, des états d’âme et des zones de conflits. Et la route se poursuit au-delà du chaos existentiel. Impossible de capituler, je reste attentive et curieuse quant à la finalité de ce rien minuscule alors qu’au loin, le souvenir de cet homme resurgit et sa silhouette stagnant dans un brouillard de chaleur vient aviver l’émotion encore intacte d’un film inachevé, d’une écriture en devenir.


[atelier F.Bon - Tiers livre]