31/12/2018

en 4000 mots | nouvelles de nos nouvelles

hiver 2018

#3. quand Kafka s'amuse


Antigone

Quatre légendes nous rapportent l'histoire d'Antigone: selon la première, elle fut mise à mort pour avoir transgressé l'édit de son oncle, Créon, en donnant une sépulture à son frère, Polynice, le traitre, qui avait combattu son frère, Etéocle, pour accéder au trône de Thèbes.

Selon la deuxième, même si la tragédie est une machine implacable, Créon ne pu se résoudre à tuer Antigone. Malgré les pressions de toute part, il donna une sépulture digne à Polynice et sauva ainsi Antigone d’une fin fatale. S’étant trahi lui-même, il mit fin à ses jours. La tragédie poursuivait ainsi son œuvre.

Selon la troisième, Hémon, le fiancé d’Antigone, réanima Polynice qui, au bord de la rupture, mit des mois à retrouver sa santé avant qu’Etéocle ne le retrouve et le tue durant son sommeil. Sa fin était ainsi écrite, difficile d’y échapper une deuxième fois.

Restait la question de la sœur d’Antigone, Ismène, la légende la fait disparaître et encore aujourd’hui on ne trouve aucun récit, aucun poème qui lui serait consacré. Ce qui interroge sur sa réelle existence.



[atelier F.Bon - Tiers livre]



28/12/2018

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hiver 2018

#2. écriture avec écrivain



13h43, Ariane Bock pousse avec ses coudes son Caddie dans les rayons du supermarché. Un carnet dans la main gauche, un crayon dans l’autre. On pourrait penser qu’elle biffe minutieusement les articles d’une liste de courses, mais non. Ariane Bock est écrivain et elle écrit n’importe où, n’importe quand et plus particulièrement dans les supermarchés qu’elle fréquente au quotidien. C’est sa drogue, sa source d’inspiration. Les rayons d’alimentation se succèdent et elle avance en jubilant. Elle écrit, elle prend des notes, dessine. Elle s’immerge dans l’absurdité de cet environnement quelque peu insolite pour récolter de la matière. Au rayon boîtes de conserve – son préféré –, elle imagine avec délice les sardines collées les unes contre les autres baignant dans une huile odorante. Puis c’est au tour des haricots rouges, des grains de maïs, des petits pois d’être passés en revue. Les couleurs se choquent et s’entrechoquent. Le carnet se remplit de mots savoureux, d’images appétissantes. Ariane Bock traine son corps encombrant dans tous les rayons, sans exception, et garde le dernier pour la fin, le rayon magazines et livres. Peu fourni, ce linéaire lui donne cependant des ailes, lui procure des sensations incroyables. Elle glane au hasard des phrases qu’elle trouve percutantes, des mots détonants, des fins incroyables. Et le temps passe, le temps passe, passe et s’égraine. 17h28, elle arrive enfin à la caisse, son carnet en overdose de mots et son sac à provision lesté d’un kilo de pâtes fraîches.


[atelier F.Bon - Tiers livre]

19/12/2018

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hiver 2018

#1. images mentales

Une paire d’escarpins de soirée, en verni rouge à talons assez hauts, étrangement posée là, entre les herbes sauvages au bord de la route départementale, au milieu de nulle part. Les bouts pointés vers le bitume, dans l’attente, l’offrande ou la provocation. Envie de prendre une photo, de poser un cadre, d’attribuer cette œuvre choquante et absurde à un artiste plasticien. Derrière cette mise en scène surprenante, la forêt.

Alex & Me, un titre comme une invitation au voyage intime. Une énigme. De la couverture souple, style papier kraft chiffonné — ocre et noir mêlés — se dégage un sentiment d’attente, de retenue, de vécu. L’œil est ensuite attiré par une inscription rouge sang écrite à la main, en bas à gauche : UNFINISHED. A l’intérieur, une histoire muette, à peine dévoilée, des photos qui captent une atmosphère sans vraiment la libérer. Et pour finir, un road trip et un visage féminin, coupe garçonne, regard interrogateur.

Arrêt sur image : une porte dans un appartement de ville. Particularité : porte condamnée depuis plus de 70 ans. Dans le salon lumineux, discrétion, invisibilité, une imperceptibilité dans le prolongement du mur. Le temps a aboli l’existence de l’objet jusqu’à l’effacer, lui retirer son essence, son âme. Les clés n’ont pas bougé, fichées dans la serrure argentée. Personne n’y prête attention. Seul le regard de la fillette devenue adulte interroge l’évidence.


[ateliers F. Bon  - Tiers livre]

15/12/2018

45. La nuit

Texte qui a fait l'objet d'une publication dans le collectif Je vous parlerai d'une autre nuit Tiers Livre éditeur


[construire une ville avec des mots]

La nuit s’installe au-dessus de la ville, une nuit profonde, compacte, enveloppante. Une nuit intrigante qui invite à sillonner le réseau urbain du nord au sud et d’est en ouest, à arpenter le sol et sentir la platitude du bitume craquelé sous les pieds, à se glisser dans l’opacité de l’air au point de ressentir sa texture comme une deuxième peau, à accepter l’errance et les heures d’obscurité qui s’égrainent dans l’indifférence collective. Marcher, marcher jusqu’au bout de la ville, atteindre ses extrémités et rêver d’immensité entre un échantillon de ciel nocturne et l’inépuisable macadam. La nuit est sans fin. Inattendue. Incontrôlable. Elle s’installe à notre insu, s’impose par son insoupçonnable authenticité, conquiert de son empreinte tenace les âmes rebelles. A l’instar d’un scénario monté avec dextérité, les rouages de la nuit se mettent en place avec une minutie exigeante. Et vient le temps de s’enfoncer dans la nuit tentaculaire, de se fondre dans le paysage urbain, d’affronter les excentricités de la ville en sommeil. La nuit la ville, la ville la nuit ? Que privilégier ? La nuit la ville, la ville la nuit ? La réponse ne prend de sens qu’au-delà de ces concepts. Aucune prédominance à favoriser en particulier, seule une alliance de mots à considérer. De là surgit la question de l’errance du corps dans la ville, du corps dans la nuit, du corps en marche tel un écho à peine perceptible, du corps qui respire, du corps qui transpire, du corps qui frémit. Se détache alors dans le contre-jour de la nuit une silhouette vaporeuse se déplaçant dans la ville destinée à déployer ses mille visages dans l’attente d’un signe annonciateur d’un lendemain équitable. Des pas résonnent dans le silence assourdissant de la nuit, s’incrustent dans le bitume pour mieux abandonner les empreintes orphelines de celui qui marche dans la nuit, seul. La ville dort. Que se passe-t-il dans les zones d’obscurité intense quand la lumière veloutée des réverbères faiblit, que le vent chuchote au creux de l’oreille endormie des mélodies oubliées, quand l’odeur âcre des pots d’échappement s’estompe pour laisser à l’atmosphère quelques heures de répit, quand le fleuve coule dans l’indifférence de tous si bien qu’il pourrait changer le sens de sa course ? Personne ne s’en soucie, sauf peut-être le sans-abri qui squatte sous le pont, il a l’oreille fine, lui. De loin, il a cru apercevoir la trace de l’ombre longiligne de celui qui marche dans la nuit, seul, et qui ne cherche rien, ou presque rien, ou peut-être quelque chose, quelque chose de rien, enfin, pas grand chose. La nuit se déplie, toujours secrète, jamais indifférente. Elle tricote son destin dans les abîmes du souvenir et se perd parfois au coin d’une ruelle, se nourrit de l’attente insupportable du jour et murmure à qui veut bien l’entendre des symphonies abstraites sorties de ses entrailles. Soudain, un cri se détache de l’antre de la nuit. Envoutant, inquiétant. Celui qui marche dans la nuit, celui qui n’en finit pas de marcher, celui qui rêve debout, celui qui scrute le ciel plombé par une nuit d’encre, celui par qui la nouvelle se propage, celui-là même qui marche dans la nuit, seul, entend ce cri déchirant. Un cri dans la nuit qui tétanise les sens, glace le corps, active les battements de cœur, déclenche la mise en apnée de la respiration, décuple les facultés de l’ouïe. Un cri dans la nuit échappé de nulle part, profond, percutant, incertain. Un cri dans la nuit qui diffuse ses particules stridentes dans les interstices de micro-organismes. Il n’y a plus rien à faire. Pourtant, celui qui marche dans la nuit convoque l’attente, l’attente quand il n’y a rien à attendre ou plus rien, quand rien ne se passe, que l’attente est vaine, mais que celui qui marche dans la nuit attend encore, juste pour rien, seulement pour être dans l’attente de rien. Alors quand la ville silence, quand la ville meurtrie, quand la ville blessée, quand la ville chavire, quand la ville démunie, quand la ville résiste, quand la ville rassure, celui qui marche dans la nuit reprend son errance nocturne dans la cité monochrome, marche, seul, marche sous les réverbères traquant les ombres, fragiles silhouettes qui avancent dans l’oubli de la nuit et s’éloignent vers un exil inaccessible. Et la ville soupire, s’étire, déverse sa tristesse sur la nuit qui n’en finit pas de finir. Ivresse de la mélancolie. Renversement du temps. Traverser la ville la nuit c’est entamer une longue marche éprouvante, écarter les morsures du vent, se délester des valises plombées par les souvenirs, aller de plus en plus loin dans la profondeur de la matière et se perdre au milieu du néant. Celui qui marche dans la nuit s’enfonce dans les rues étroites, lugubres, ténébreuses, là où le froid s’installe en permanence, là où la lumière ne pénètre plus, là où l’humidité ronge les esprits enragés. Celui qui marche dans la nuit s’engouffre dans les impasses crasseuses, nauséabondes, nuisibles, là où l’issue semble compromise, là où personne ne se risque, là où la fin s’incruste dans les portes défoncées. Celui qui marche dans la nuit se terre dans un renfoncement, là où même les chiens errants ne trainent plus, là où règne la déchéance, là où plus rien n’a de sens. Celui qui marche dans la nuit, vampirisé par les vapeurs des ténèbres, est rattrapé par le cours de son destin, revient sur ses pas, avance lentement, transpire, respire les effluves acides du sol, lève haut les pieds pour, pas après pas, se fondre dans la lumière épaisse d’un réverbère. Dans la rue, un volet claque, les gongs d’une porte grincent, des pleurs étouffés s’échappent d’une chambre anonyme avec la discrétion d’un jour sans lendemain. De l’autre côté de la rue, derrière une vitre recouverte par un dépôt de poussière graisseuse, une ombre furtive se déplace et s’évanouit dans le hors champ. Dans le silence inconfortable de la nuit, quelqu’un sort en claquant la porte, quelqu’un court dans la rue pavée et quelqu’un ne revient jamais. Ici, la nuit s’impose comme une évidence, une nécessité, enrobe la ville — brassage de bitume, béton, pierre et verre — dans l’épaisseur de son voile protecteur. Une communion de l’ordre de l’intime se diffuse pareille à une caresse mémorielle et sensuelle et devant celui qui marche dans la nuit, témoin de cette fusion, un espace urbain démesuré aux lignes horizontales et verticales se déplie en direction d’un avenir déjà tracé. Ainsi, la nuit creuse son destin dans les strates du souvenir et retient son destin dans un silence pesant qui n’a pour vocation que de déchirer l’espace encore endormi. A ce stade de la nuit, dans la lumière diffuse d’un instant retenu par un souffle de vie, celui qui marche dans la nuit, le corps enveloppé dans une écharpe de brume nocturne, les vêtements alourdis d’infimes gouttelettes vaporeuses, les mains enfoncées dans les poches, les épaules rentrées, poursuit son errance par-delà des rumeurs qui circulent sous les toits de la ville. Seul. Son regard flotte au-dessus de la ville endormie. Celui qui marche dans la nuit arpente en chancelant les trottoirs instables des rues désertes, ses pieds heurtant parfois des pavés récalcitrants. Celui qui marche dans la nuit ne compte plus ses pas, ses poumons s’enflent et se vident en cadence, il ralentit le rythme de sa marche, écrase un mégot, écarte un papier gras du bout du pied. Sa tête se vide, il ne sait plus où s’arrête la ville, où termine la nuit. Celui qui marche encore dans la nuit avance dans les rues calmes, longe les berges du fleuve, écoute le mugissement des eaux boueuses, respire les odeurs rances et nauséabondes qui émanent des ordures et, exténué par sa longue marche solitaire, s’allonge sur un banc, les mains croisées derrière la nuque, pour contempler les ultimes vestiges de la nuit et rêver d’immensités, d’éternités désertiques. La ville ne lâche rien. La nuit engloutit la ville qui ne lâche rien. Et celui qui marche dans la nuit fusionne lentement avec le paysage nocturne de la ville qui ne lâche rien et de la nuit qui engloutit la ville qui ne lâche toujours rien.



[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]