24/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #02bis | le jour n’en finit pas

 Elle a conduit tout du long de la route, d’une traite. Le paysage défilait comme au cinéma, ambiance fictive, tons acidulés, ne manque que la voiture décapotable. Ce n’était pas faux, une vie hors saison. Parfois de longues lignes droites, monotones, bordées par des forêts de pins maritimes, majestueux, les tapis de fougères, parfois des paysages vallonnés, des horizons à perte de vue et, à la croisée d’un chemin ou à la sortie d’un tronçon d’autoroute, des parcelles de maïs, de colza, de blé, plus loin, près du fleuve, des arbres fruitiers diffusaient autour d’eux une odeur sucrée de pêche mure. Ce n’est que lorsqu’elle s’est arrêtée sur le bas-côté de la route départementale, lorsqu’elle s’est emparée de la pêche à la peau veloutée et qu’elle a fermé fort ses yeux pour saisir encore une fois ce goût parfumé du fruit arrivé à maturité, qu’elle a cru triompher de ses souvenirs. Mais elle aura beau sonder sa mémoire, ce goût indéfinissable de la chair juteuse qu’elle croit encore discerner lui échappe, ne semble plus exister ni dans le passé ni dans le temps présent. Quand revient l’apaisement intérieur, elle écoute le silence, ne sait plus définir ce qui se passe, ressent le vide, quelque chose gronde au loin alors que la trace du souvenir ne s’est pas encore dissipée. Ici, le jour n’en finit pas. Alors elle marche dans la clarté vers la limite de l’horizon. Son pas est souple. Sous la semelle de ses chaussures, ça craque, ça crie, un oiseau passe, brise les bordures de sa pause mentale. Elle marche, effleure les jours heureux de son enfance, les appelle, ils résonnent en elle alors qu’il n’y a rien de raisonnable à attendre. Elle marche, s’offre le plaisir furtif d’arriver sur le lieu vers lequel elle tend depuis son départ, replonge dans le passé, imprime le présent, projette le futur, tente avec maladresse de relier les trois. Et puis, contourner la propriété par le coude que la route dessine, aborder avec crainte ce qui reste de ce que fut la terre familiale, celle qui l’a accueillie au tout début. Elle offre à présent un spectacle désolant, arbres coupés, jardin déstructuré, parcelles abandonnées, divisées, réattribuées. La haie a été débitée, ne reste que le portail en bois blanc d’origine, ferronnerie noire, entre deux piliers en pierre. Un non-sens. 

Je ne sais pas ce qui se passe. Dans mes yeux se brouillent deux époques et je ne sais pas comment les relier. Je ressens un vertige le temps de quelques secondes. Suis tétanisée. Je m’en veux de remuer les années écoulées faites d’autre chose, celles de l’oubli imposé. Des années passées à tenter de comprendre, à revenir parfois sur les lieux, à désirer poursuivre l’histoire. La perte de cette terre, c’est devenu mes moments d’espoir intérieur, ma bataille intime. Je voudrais qu’un cri sorte de ma bouche, arrache le voile persistant sur cette demeure. Je n’y arrive pas.

Nerveuse, elle décide de contourner l’un des piliers sans glisser dans le fossé, entre sur la propriété avec ce pressentiment qu’il n’y a personne, peut-être des âmes esseulées, et qu’elle est à l’abandon. Sensation de transgresser un interdit. Pourtant, elle avance droit devant elle jusqu’à la porte.


atelier été 2023_tiers livre_françois bon

 

20/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #02 | quand le soleil s’efface du présent


 Souvent elle s’est projetée dans cet espace et ne sait plus très bien aujourd’hui comment le définir, le nommer, l’habiter. Il est à la fois présence et absence, souvenir et réalité. C’est un lieu traversé qui ne ressemble en rien au souvenir censé le représenter. Il faut l’imaginer, le recréer, se l’apprivoiser encore et encore. Bien sûr, elle le reconnait ce lieu, identifie des ombres familières, les taches sur le mur à l’entrée à gauche, la tapisserie d’époque défraichie, la boule de bronze absente de la rampe de l’escalier, la fenêtre du fond au rideau en mousseline de soie jauni et à moitié tiré. Bien sûr, il lui échappe une nouvelle fois comme s’il lui était confisqué. Parfois elle ne reconnait rien, se perd, tourne en rond, part à la découverte d’une pièce secrète, imaginée, alors l’insatisfaction la submerge. Bien sûr, comment savoir si le temps passé s’est un jour arrêté sur un souvenir dérobé qu’elle ignore encore ? Là, l’interrupteur, celui qui sautait toujours à la première utilisation de la journée. Là, le trou dans le mur derrière la tapisserie décollée, elle y avait glissé un bout de papier sur lequel étaient notés les premiers mots d’un roman qu’elle imaginât sans fin ou encore le nom de son premier flirt. Là, son reflet à peine recomposé dans le miroir piqué de taches, la faute au tain altéré. La pièce qu’elle arpente aspire le vide, amplifie les battements de son cœur. Dehors, le soleil pâlit, s’efface du présent. Peu à peu, la perception du temps passé se répand dans la rue déserte. Elle s’est endormie sur le plancher, recroquevillée, la tête posée sur sa veste en jean. Un peu plus loin, une silhouette.

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19/06/2023

carnet | juin /// 2023


 
© DEP

100 mots, tous les jours ou presque posés comme ils viennent... 


crnt|19•06•23

C’est comme une petite voix intérieure, lancinante, une répétition jour après jour du pareil. L’usure du temps œuvre, fatigue le corps, épuise l’esprit. Et l’obsession des mots. Ils prennent toute la place les mots même quand on ne veut plus les entendre, ils déforment le réel rien que par leur présence, le souffle de leur singularité. Les phrases s’enchainent, se déchainent et alourdissent les souvenirs, les violentent malgré l’oubli qui s’installe parfois. Alors, reprendre le chemin, taire la souffrance des mots écorcheurs, les supprimer de la feuille et en créer d’autres, plus nombreux, moins tranchants, plus adaptés à la vie.







17/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #01bis | un instant inscrit hors du temps


Ainsi, les mots ont jailli hors de la page. Étourdis, livrés à eux-mêmes tels des survivants d’un autre temps, des guerriers en route vers une quête aux apparences insurmontables, ils prennent corps peu à peu, s’installent dans une temporalité encore inconnue, fragile, mais qui deviendra rassurante. C’était un jour vaporeux, impossible à définir, à dater. C’était un instant inscrit hors du temps creusant dans un magma de matière rebelle une sensation intérieure étrange, à part, lovée au fond d’elle-même et elle a fini par surgir, discrète, animée d’une énergie réservée. Le sentiment d’avoir cédé du territoire à une pratique sauvage, désorganisée, où l’espace d’un clignement de la paupière les mots, mis bout à bout, délivrent du sens à ce qui était perçu comme déroutant, non abouti, a émergé de nulle part. Alors l’écriture se déplie, lui échappe pour mieux revenir vers elle et peu à peu l’univers qu’elle avait construit sans vraiment en prendre conscience dévoile sa charpente, des textes se font écho, une toile de mots connus et reconnus se tisse, font sens. C’est arrivé comme ça, un jour inconnu d’elle-même, en toute discrétion, au seuil d’un moment intime de partage dans lequel la puissance de l’aveu s’est transformée en force et a comblé les périodes de doute accumulées depuis des années. L’écriture n’est plus apparue comme un idéal inatteignable, mais comme une compagne présente au quotidien, exigeante, captivante, nécessaire. Elle était en route.

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16/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #01 | fenêtre intérieure

 La solitude, voilà ce qu’elle ressent à ce moment-là, ce quelque chose pressenti au creux même des plis de son corps. Elle pense être devenue un être solitaire dès que l’écriture prend toute la place, chez elle ou ailleurs, surtout à l’intérieur d’elle-même, elle l’emporte partout ce sentiment, il l’habite au quotidien, voyage avec elle. Aujourd’hui, le regard tendu vers l’horizon, elle en perçoit tout le poids. Et pendant ce temps, les pages d’écriture s’entassent sur un bureau de fortune ou une table de cuisine en Formica, une banquette posée dans le coin d’une pièce commune. Superposées les unes au-dessus des autres, les feuilles stagnent et attendent qu’une autre vienne recouvrir la dernière dans un geste harmonieux, une caresse. Peu importe le lieu où elle écrit, ici, Paris, New York, elle baigne dans une solitude palpable. De chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, de maison d’hôte ou de cabane perdue sur une plage déserte ou submergée par une forêt dense, l’essentiel se définit par l’ouverture, la perspective de vue au travers d’une fenêtre, ce point de jonction par lequel le regard s’échappe vers un espace inconnu, une rue, un parc, la mer et offre les bribes d’un commencement, elle ouvre vers l’extérieur et comble la double solitude que représentent la mise à distance du dehors et l’addiction à l’écriture. Peu importe le lieu, les habitudes restent, tenaces, accrochées aux corps écrivant. À portée de main, sur la gauche, un carnet, à droite un stylo et devant ses yeux l’écran, parfois une feuille blanche noircie ou raturée, dessinée. Peu importe le lieu, la solitude est là, présente, palpable sous les mots, enfouie dans le regard, absente du texte à écrire. Alors, tout intérioriser, combler les vides et faire place au geste, à la libération des mots sur le support, à l’encre joueuse et peupler son présent de cette décision d’accepter la solitude intérieure et la vision d’une écriture envahissante et présente partout. 



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04/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #00 | prologue_le roman


 Quand l’écriture prend à la gorge, révolutionne l’approche du roman et ouvre des champs nouveaux, c’est comme une révélation intérieure irréversible, une empreinte vivace dont la trace marque à jamais la vision de ce que j’ai ressenti à la lecture de ce roman. La modernité éclatait devant mes yeux et me laissait entrevoir les possibles de l’écriture de demain, celle que je rechercherais au cours des décennies suivantes, à l’affut d’autres découvertes d’écriture, d’autres mots. Des mots qui entreraient à l’intérieur de moi, résonneraient et bousculeraient mon confort de lectrice. Des mots qui m’habiteraient, m’inviteraient à écrire. Des mots qui m’accompagneraient et fortifieraient les miens. Ce livre a su apaiser une faille intérieure en béance ou du moins la faire exister sans trop de douleur, et inventer d’autres formes d’écriture, m’ouvrir à cette nouvelle écoute. Je revois cette scène de l’annonce comme un écho à ma propre expérience, et plus loin cet éclat de lumière, la bascule vers ce sentiment de l’existence de l’absurde qui questionne sans qu’on puisse apporter de réponse, mais qu’importe la réponse, seule sa présence suffit à justifier ce qui est. Ce roman, c’est comme s’il avait toujours été là, en état de latence au début, en observation. Il s’est fait plus présent à l’adolescence, puisque repéré physiquement dans la bibliothèque de mon grand-père, et il a pris toute sa place à l’orée de la période où notre regard se tourne vers le monde des adultes. Je l’ai eu entre mes mains sans pressentir ce qu’il deviendrait pour moi, mais le nom de l’auteur s’était inscrit dans ma mémoire, le titre également. L’exemplaire de poche de mon grand-père qui devait appartenir à mon oncle a disparu dans un déménagement. Alors, je l’ai acheté une première fois au début des années 80 avec cette impression lointaine d’un attachement sans fin, comme une intuition, j’étais très jeune, mais j’ai compris l’importance ou du moins l’influence que ce texte allait exercer sur moi. Lu et relu à des années d’intervalle, la couverture a jauni, les pages aussi, la tranche a cédé, des blocs de feuilles se sont détachés. Le livre est devenu sec, léger, paradoxalement les pages se sont épaissies. Mais quand je l’ouvre, une odeur de poussière incrustée me saisit, son vécu persistant me rassure, m’invite à une nouvelle lecture, et même si j’ai un exemplaire plus récent, le premier reste celui auquel je tiens le plus. Compagnon fidèle et discret, il m’accompagne dans les méandres de ma vie. Dans mon chemin vers l’écriture, il se manifeste en me convoquant vers des lieux inconnus qui deviennent familiers, me parlent, me préoccupent, il me conduit parfois vers des sensations que je peux mieux ressentir, imaginer. C’est une source intarissable vers laquelle je reviens toujours.


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