19/08/2018

35. anticipation mais pas trop

[construire une ville avec des mots]

Nord – Des nouveaux chantiers à tous les coins de rue, juste derrière le quartier déjà rénové. Et l’histoire se réitère, convoque à nouveau les marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement d’une multitude de casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville entre destruction, reconstruction et renouveau. Comme si le quartier d’à côté portait toujours les traces d’une ancienne déflagration déjà oubliée, ensevelie. Depuis, une renaissance s’est opérée. De cet enchevêtrement de réservoirs d’eau – navigation improbable – bassin à flot – mécanique de l’écluse – lac, plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage est né un projet gigantesque où l’élément liquide est devenu l’essence même du présent. S’en éloigner un peu. Revenir au plus récent. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les constructions qui avaient pris racine dans les entrailles du sol affleuraient à la surface, dans un entrelacement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant. Aujourd’hui est déjà dépassé. L’acier, le verre, le bois et la pierre enrobent ces nouvelles œuvres architecturales et les livrent une nouvelle fois aux regards des passants. Le temps s’écoule, se reconstruit et la mutation s’opère généreuse et surprenante, ailleurs.

Est – Le fleuve se love au creux de la pierre, l’habite, la ronge et dissocie la ville en deux mondes contrastés. La frontière invisible et l’envie de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimente, interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filent vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissent l’horizon, masquent l’ailleurs, attisent la curiosité, développent un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libère un souffle d’avenir en réflexion. Ça, c’était avant. Aujourd’hui, comment vivre la ville de l’autre côté ? La question ne semble plus se poser, même si tout se franchit encore au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques de l’époque Eiffel. Le lien s’opère actuellement en continu. Les échanges s’amplifient. Rien ne peut arrêter cette marche folle vers l’autre rive. Le fleuve est pratiquement recouvert des va-et-vient en flux tendu. La face B de la ville s’est éteinte.

Sud – Gare de tri. Une autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques. Grincement des freins, choc sourd du raccord des locomotives. Wagons en attente, en chargement, en partance. Couleur rouille des rails, graisse qui suinte des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et chargement des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente, transvasement de marchandises. Dans le parking, attente des camions, portes ouvertes. Deux ans plus tard, rien n’a changé. Tout semble figé dans un espace intemporel. Plus loin, existe toujours le centre commercial. 

Ouest – De l’étage panoramique de la plus haute tour moderne de la ville, porter le regard vers l’ouest. Apercevoir par temps dégagé, au loin, l’océan. Reprendre l’ascenseur et s’engouffrer dans le nouveau TGV océanique. Traverser les différentes épaisseurs de la ville en quelques secondes. Au-dessus du souterrain, le centre et ses rues étroites grouillantes de piétons aux multiples objectifs, de deux roues slalomant entre les voitures impatientes de démarrer au quart de tour dès que le feu passe au vert. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée affiche sa densité sans que les passagers en aient conscience. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers s’étalent plus aériens, moins d’ensembles immobiliers surchargés. La végétation grignote quelques mètres carrés d’espace. Le TGV océanique enjambe la rocade surchargée à la vitesse d’une comète. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville et rentrer dans un espace plus rural n’est plus possible. Pavillons individuels et jardins arborés retombés dans l’oubli. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie sont retombés dans l’oubli. Route nationale à deux sens, une image du passé. Le TGV océanique trace sa route en quelques minutes à travers une forêt de pins. Au bout, le quai ombragé. Et au-delà, au bout du bout des rails, le sable blond et l’océan. Immense.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]