23/07/2018

24. caméra temporelle

[construire  une ville avec des mots]

Au-dessus de l’étroite entrée, une enseigne. Lettres blanches peintes à la main sur fond brun : Epicerie centrale. Derrière la vitrine, un entassement de sacs en toile de jute. Débordement de légumineuses : haricots blancs, haricots rouges, pois chiches, lentilles, pois cassés. Se dégage une odeur caractéristique de saumure. En devanture, s’entassent, dans un espace étriqué, des cageots de pommes de terre douces, de choux-fleurs, d’artichauts, de pommes rouges. Attachés à un clou des feuilles de papier journal, emballage provisoire. A l’intérieur, se devine la silhouette d’une balance Moreau. Le trottoir, en pente douce, accueille la clientèle – éclats de rire, bavardages, messes basses, regards en coins. Le temps passe, égraine les images carte postale d’hier. Au-dessus de l’étroite entrée, deux gros ciseaux dessinés. La devanture, en bois travaillés, se singularise : peinture jaune canari. Tout en haut, sous les fenêtres de l’appartement du premier : Coiffeur. De chaque côté de la vitrine, deux panneaux en bois où est inscrit en lettres noires : à gauche, Dames, à droite, Messieurs. Odeurs sucrées de shampooing, laque et parfum. Du trottoir en pente douce, une marche à franchir avant d’entendre le gong de la porte d’entrée. De l’eau de pluie ruissèle le long du caniveau. Le temps passe, plonge dans l’oubli la période précédente, anime le présent. Au-dessus de l’étroite entrée, un voile de plastique recouvre la façade. Un nuage de particules de plâtre s’échappe au-delà du filtre. Un bruit profond de marteau-piqueur résonne de l’intérieur. Une odeur âcre attaque les muqueuses. Sur l’échafaudage, suspendu, un panneau : Démolition/Rénovation, entreprise Lepic, père et fils. A côté du trottoir en pente douce, garé, un camion de chantier. Regards interrogateurs des passants. Hésitation à poursuivre sur le trottoir tapissé d’une poudre blanche qui adhère à la semelle. Aucune envie de passer sous l’échafaudage, superstition. Le temps passe, attente. Fin des travaux. Au-dessus de l’étroite entrée, un néon. Couleurs chaudes. Clignote : Eldorado Kebab. Jusque tard dans la nuit, l’agneau cuit, grille, ruisselle derrière la vitrine. Ça sent bon les senteurs de l’Orient. Sur le pas de la porte, trottoir en pente douce. Deux tables en plastic rouge, sept chaises. Un papier gras traîne sur le bord du comptoir, quelques miettes dispersées. Une poubelle débordante. Accumulation des déchets quotidiens se livrant à une bataille féroce entre pailles cassées, gobelets en carton écrasés, déchets de nourriture entassés, serviettes en papier froissées. Le temps passe, passe le temps. Le temps passe, passe le temps. Le temps passe, passe le temps. Au-dessus de l’antique étroite entrée, le néant. Plus de devanture, plus de néon, plus d’enseigne. Un trou. Un passage sans fond. Un tube noir. Aucune odeur. Révolue l’époque du trottoir en pente douce. Le temps passe.


[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]