16. l’envers du décor
[construire une ville avec des mots]
Photos by Dominique Paillard |
16. l’envers du décor
La nuit tombe lentement sur la ville. Elle franchit le porche de l’immeuble en pierre de taille et tourne à gauche dans la rue. A-t-elle remarqué les trottoirs débordants d’ordures ménagères ? Est-elle agressée par l’odeur acide de la décomposition ? A-t-elle conscience de marcher sur des papiers gras, des épluchures, des substances indescriptibles, visqueuses ou sous l’emprise de la putréfaction ? Grève des éboueurs – la colère grandit !,peut-on lire sur un tract qui voltige dans la rue. Regarder la ville comme une poubelle géante ou projeter son regard vers un lieu intérieur, un monde parallèle. Choisir. Marcher au-delà des déchets, les survoler, oublier ce moment d’égarement où le monde semble échapper à la surveillance de tous et poursuivre son chemin. C’est avec élégance qu’elle traverse ce chaos. Silhouette dessinée dans le contre-jour d’une journée arrivée à son terme. Elle marche, traverse la rue en diagonale en direction du Café des Arts. Elle pourrait s’arrêter, prendre le temps de s’asseoir à la terrasse du café. Elle pourrait cesser de se tourmenter pour des questions pratiques ou pour le sort du genre humain. Elle pourrait appeler son amie Jeanne, s’inquiéter de savoir si les derniers jours du mois ont été plus agréables pour elle que les premiers. Elle pourrait envisager partir à la recherche de son double. Mais sa mémoire n’imprime plus le présent et elle ne sait plus que son père a quitté la ville depuis deux ans. Elle ne sait plus que le hasard n’existe pas. Elle ne sait plus que la concierge lui remplit son frigidaire et les placards de la cuisine une fois par semaine. Elle ne sait plus que pour aller à la piscine il faut tourner à gauche après la rue Sullivan. Elle marche. Elle marche et, sans l’avoir prémédité, retourne sur ses pas et rentre dans le Café des Arts. La table du fond est libre. La banquette rouge l’attire comme un papillon vers une source lumineuse. Elle ne voit pas les autres clients. Les habitués du lieu, ceux qui sont de passage, les éternels étudiants, ceux qui attendent en vain une autre présence à leurs côtés, les indécis, ceux qui franchissent la porte pour la première fois, indécis. Elle ne voit pas le chagrin s’imprimer sur le visage de la femme d’à côté qui boit par saccades son verre de vodka. Elle ne voit pas sur la terrasse le couple, des cernes sous les yeux, et leurs quatre enfants gesticulant et criant pour obtenir le dernier mot. Elle ne voit pas le type au comptoir, son verre vide devant lui, la tête prise entre ses mains. Ne bouge plus. Pleure-t-il en silence ? Elle ne voit pas… Elle ne voit pas… Mais sait-elle que demain le soleil va se lever ? Le jour resplendira. Sait-elle qu’elle pourra dévorer son roman sur la terrasse de ce même café ? Sait-elle que le numéro 14 de sa revue favorite est sorti en kiosque ? Sait-elle… Mais elle est déjà sur le chemin du retour, jouant à cache-cache avec la lumière des réverbères, prête à traverser la cours de son immeuble, à monter l’escalier à tâtons jusqu’au troisième étage.
[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]