13. en l’attente
[construire une ville avec des mots]
13. en l’attente
S’asseoir sur les marches du théâtre. Savourer le moment où tout s’active autour de ce vaste espace, la place. Le lieu où… Lâcher prise. Se mettre entre parenthèses. Ressentir le temps qui passe dans chaque cellule de son corps. Ouvrir les yeux en grand, se fondre dans le reflet de l’image, observer. Personne ne regarde, personne ne prend le temps, personne ne se reconnaît. Arrêt sur image. Et si le tram qui traverse la place dans un mouvement ininterrompu de déplacements et de frottements d’air ne s’arrêtait jamais et imprimait à l’infini sur le négatif la trace de sa longue silhouette ? Capture d’image. Espace figé à jamais. Embarquant dans son sillage une foule stupéfaite. Un pigeon se pose maladroitement sur une marche, obligeant un passant à baisser la tête. Regard noir. Taxi ! taxi !La portière s’ouvre. Echange de paroles. Comme si les mots sortaient les uns à la suite des autres, dans le désordre, dans une absence de sens. Rien ne se passe. Un geste. Une portière qui claque. Un bruit d’accélération de moteur diesel. Et un individu sur le trottoir, sa sacoche à la main, les bras ballants, le regard dans le vide, sans la moindre envie de refaire appel à un service de transport. Reste l’option du tram, derrière lui. En flux tendu. Une poussette, un cri — apnée — des pleurs… et une jeune femme, la mèche rebelle, qui accélère le pas. Une trainée blanche dans le ciel comme une promesse de crème chantilly en dessert. Plus loin, l’avion. La carlingue reflète les rayons du soleil. Eclat de diamant insolite. Dans le coin, là-bas, ça sent la pisse. Des clochards se soulagent à tour de rôle. Personne ne garde. Personne ne veut regarder. Personne ne regardera, car personne ne veut savoir. Ça pue ! Telle une star, elle descend les marches de l’hôtel. Une limousine attend. Deux, trois photographes blasés. Clic clac ! Quelques badauds. Ah ! Mais… c’était pas… Un vélo traverse la place, son pilote marche à côté en sifflotant, la besace en travers du dos. Dans le ciel, un nuage. Son ombre se reflète sur le carrelage de la place. Un enfant court après. Sachant qu’il ne pourra pas l’atteindre, s’intéresse à un caillou orphelin. Tandis que les minutes s’égrainent dans le cadran de l’horloge centrale, un chien à courtes pattes et au nez aplati traîne lamentablement, au bout de sa laisse, son maître rouge d’humiliation. Un livre est tombé d’un sac. Personne ne l’a vu, personne ne le remarque, personne ne le ramasse. Un chien le renifle, reprend sa route. Une chaussure le repousse. La roue d’un vélo le projette au pied des marches du théâtre. Personne ne le remarque. Menant sa vie de livre délaissé, écorné, rappé, dans un coin passant de la ville. Personne n’y prête attention. Dans un état de curiosité débridé, un pigeon le tâte du bec, l’explore puis détourne la tête. S’envole. La couverture crame au soleil, se rigidifie, se ratatine. En s’ouvrant, le livre libère quelques centaines de pages. Le vent les pousse vers le fleuve. Les mots s’envolent. Personne ne les voit, personne ne les entend, personne ne les attrape. En s’embrassant sur les marches du théâtre, deux jeunes garçons défient le monde, crient leur bonheur, exposent leur amour naissant. Sont beaux. Attendrissants. En voletant au dessus des marches, un prospectus effleure la main d’une fillette. Main surprise. Main qui se rétracte. Main qui veut saisir la feuille.Fête des primeurs du quartier. C’est quoi un primeur, maman ?Vole petite feuille. La fillette la libère. Bruit de verres qui s’entrechoquent. Monnaie qui roule sur une table en fer. Conversations feutrées, hachées, loquaces ou criardes. Moment de détente à la terrasse du café de la Comédie. Téléphones portables : allumés, branchés, connectés. Œil vigilant. Oreille attentive à toutes les sonneries. Dingpour les mails, clacpour les SMS, glou-gloupour les notifications, bingpour les messages perso. A s’y perdre… Sans oublier la musique fétiche pour la sonnerie du téléphone. Ma meilleure amie a enregistré la chanson de Bruel, Place des Grands Hommes… On adorait quand on était ado ! En direct de tout ce qui se passe dans le monde en temps réel… ne pas déranger : en cours de perfusion !
[contribution atelier F. Bon - Tiers livre été 2018]