19. lancer de ballon
[construire une ville avec des mots]
Photo by Dominique Paillard |
19. lancer de ballon
Elle remonte la rue déserte. Il est 5 heures 27 du matin. Un léger vent venu du fleuve apporte une touche saline au jour qui pointe. L’océan n’est pas loin. La ville s’active peu à peu. Tel un jeu électronique à damier, les façades des immeubles s’éclairent et elle peut apercevoir des silhouettes s’activer et traverser l’espace étriqué d’une fenêtre. Des odeurs de café et de pain grillé s’échappent des vitres entrouvertes. Le quartier se réveille doucement et sur l’avenue le rythme de passage des bus s’intensifie. Bientôt, c’est un flux continu de corps désarticulés qui se déversera dans la rue. La rue, celle qui ressemble à des montagnes russes comme dans le quartier de Russian Hill, celle qui embaume des saveurs salées et sucrées de la cuisine asiatique comme au marché nocturne de Temple Street, celle qui grouille de monde comme au carrefour de Shibuya, celle qui se perd dans les méandres des ruelles du Grand Bazar. La rue comme une évidence. Un lieu multiple, à nombreuses facettes. Un lieu de passage, d’échanges, d’ignorance, d’errance. Un lieu de souffrance quand elle ouvre les veines, de peur quand son silence angoisse les esprits fragiles, écorchés, de bonheur quand la musique d’un festival de rock s’engouffre dans les fissures des murs et fait vibrer le quartier au-delà de ses fondations. La rue et ses visages pluriels. Celle qui devient spectatrice des humeurs de chacun. Celle qui protège, rassure quand les compteurs tombent à zéro. Celle qui accompagne et promet l’apaisement de l’âme lors d’une douce matinée de printemps. Elle remonte la rue qui s’est peuplée de nombreux individus pressés de s’engouffrer dans une bouche de métro, ailant un taxi ou activant le pas tout en zigzagant entre les piétons peu scrupuleuses d’accélérer leur foulée. Il est maintenant 6 heures 43. Le vent a tourné. Reste cette légère brise venue du nord, plus fraîche, plus vive, remplissant sa mission inavouée d’apaiser les esprits déjà surmenés, veillant sur l’ensemble de la communauté en déposant tel un voile cristallin son souffle salvateur.
[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]