14. silhouette
[construire une ville avec des mots]
Photo by Dominique Paillard |
14. silhouette
Impossible de la louper ! Elle a l’œil fouineur et l’oreille qui traîne partout. M’dame Pauline, c’est la concierge du 75 rue Note Dame. Soixante-trois ans qu’elle est là, à tourner dans le même périmètre sans jamais s’en éloigner. Sa loge, sa cour intérieure, son escalier central, son local à poubelles et sa porte d’entrée à deux battants. Elle veuille sur tout et essentiellement sur tous. Elle est née là, dans la petite chambre à l’arrière de la loge.
Il sort le matin vers 7 heures et rentre le soir à 20 heures. Lunettes rondes sur le bout du nez et sacoche en cuir vieilli sur l’épaule, il passe en faisant un léger signe de la main devant la loge. C’est Lucien, l’étudiant qui loge dans la chambre de bonne sous les combles. Hier soir, il a oublié sont linge propre dans le sèche linge.
Ils habitent l’appartement du deuxième et n’ont jamais pu s’offrir celui du rez-de-chaussée. Ce couple additionne à lui seul 179 ans. Deux silhouettes familières, ancestrales qui hantent l’immeuble depuis la nuit des temps. Se perdant dans le paysage immobile de la cour. Se tenant la main pour affronter la rue. Se souriant comme au premier jour.
Sur le banc à l’intérieur de la cours, une jeune fille au teint pâle, robe ample en lin beige et chapeau de paille en saison estivale, manteau cintré en laine et écharpe en polaire l’hiver, passe des heures le nez plongé dans des livres qu’elle empile à portée de main. Rien ne semble la perturber. D’un geste machinal, elle glisse sa main laiteuse dans un sac et en ressort un marshmallow qu’elle déguste en mâchant lentement tout en tournant les pages de son roman.
Et puis, il y a Marcel. Le SDF. Il squatte souvent devant le 75 de la rue Notre Dame et se fait régulièrement chasser par M’dame Pauline. Avec son chien Spirou, il est la vedette du quartier. Toujours joyeux, aimable et poli malgré sa condition. C’est vrai, il dégage une odeur incontrôlable de mélange de sueur âcre et d’urine et ne ressemble à rien, mais dès qu’il sourit, c’est un monde insondable de générosité qu’il affiche… à vous fait perdre tout préjugé.
[contibution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]