28. se déplacer
[construire une ville avec des mots]
Heure de pointe. Combien d’arrêts avant de descendre du bus ? Autour d’elle, une masse humaine compacte s’agglutine. Difficile de garder son équilibre dans cet espace réduit et en mouvement. Tout le monde colle à tout le monde. Surtout ne pas montrer sa gêne, baisser les yeux et tenter de repérer le bout de ses pieds pour garder l’équilibre. Tentative vaine. Bras le long du corps, maintenir fermement son sac. A chaque arrêt, à chaque redémarrage, le même mouvement de déséquilibre d’avant en arrière, en harmonie. Agacement sur les visages crispés. Désir de s’emparer d’une poignée. Accélération du bus. Déséquilibre général. Légère rotation du corps et devant elle la vitre épaisse du bus recouverte d’une fine poussière grasse et un champ de vision limité d’où surgit l’essence même de la ville. Les scènes de rue s’y succèdent. Là, à peine visible, la trace visuelle d’un livreur à vélo. Ici, l’impression du mouvement figé d’un camionneur descendant de sa cabine. Plus loin, la vision furtive d’une jeune femme en tenue de sport. Arrêt. Le bus déverse par la porte centrale un flux de voyageurs ravis d’en finir avec cette insupportable promiscuité et embarque, par l’avant, quelques individus soucieux de pouvoir se faire une place décente dans cet espace restreint. A côté d’elle, un siège se libère. Elle prend place : sens de la marche, côté vitre. Elle n’aura pas à subir cette sensation insupportable de vivre le monde à l’envers. De l’extrémité de sa manche, elle éponge la buée déposée sur la vitre. Encore quatre arrêts. Son regard déambule, glisse sur les façades grises de l’avenue. Les images se succèdent, illisibles, puis s’estompent.
[contribution atelier F. Bon - Tiers livre 2018]