27/07/2023

carnet | juillet-août /// 2023

 

© dep


100 mots, tous les jours ou presque posés comme ils viennent... 

crnt|27•07•23

Sur les traces du passé. Superposition de couches de souvenirs. Ça s’emmêle, ça s’embrouille, ça se bouscule et ça se brouille. Perte du détail, ne reste qu’une impression indéfinissable, un ressenti diffus. L’avant n’est plus et le présent est déjà le passé. Aucune surprise. Alors, creuser au-delà des mots et sentir battre le cœur de la ville si différente aujourd’hui. Déception. SF, une âme perdue, vide de ce qu’elle a pu être et représenter. Seul le brouillard, le fog, reste constant sans avoir la capacité de réparer ce qui s’est cassé, ce qui ne sera plus. C’est comme un adieu.


crnt|17•07•23

Glisser doucement vers le Pacifique. Observer cet océan à la fois le même et si différent de notre océan Atlantique. Peut-être plus sauvage, plus profond, plus inquiétant, certainement moins familier. Longer le rivage pris entre le liquide bleu métal et la ville, d’une étendue, d’une intensité sans commune mesure. LA c’est douze fois Paris. Il faut des heures, des journées entières pour la parcourir du nord au sud, d’est en ouest sur des rubans de highways qui tracent des sillons et déploient une cartographie gigantesque d’artères vitales à la bonne régulation de la vie. Aujourd’hui, un doux soleil la caresse.


crnt|12•07•23

Peut-être se contenter d’un mot et le réécrire cent fois le mot celui qu’on a choisi qu’on va choisir qu’on choisira demain ou un autre jour ça n’a aucune importance d’ailleurs pas le mot le choix et puis faut-il vraiment choisir car choisir un seul mot relève d’un exercice difficile à concevoir lorsqu’on en aime plusieurs alors partir sur le fait qu’on peut en choisir deux ou trois et prendre du temps pour révéler celui qui sera l’élu celui qui réunira tous les critères qui fera qu’un mot sortira du lot et accaparera notre esprit jusqu’à le choisir sans détour


crnt|07•07•23

Quand le corps cède à l’usure du temps. Quand le corps parle, diffuse un message d’alerte aux warnings clignotants sans cesse, aveuglants et tranchants. Quand le corps se détache du réel, l’esprit vogue ailleurs, s’évade pour trouver un espace rassurant. Alors chercher les mots utiles, les mots paisibles, les mots consolants pour dire ce qui habite en soi et écarter du présent un danger bien incarné. De celui qui peut conduire le corps au malaise total à la rupture irréversible. Écoute, écoute, écoute ce qui grouille à l’intérieur de toi et qui t’appelle vers l’apaisement de ton moi enfin retrouvé. 


crnt|05•07•23

 

Quand l’esprit part ailleurs, se perd dans les méandres de la vie, c’est comme une attente de demain, l’urgence du départ et c’est à ce moment-là que tout devient possible. Alors, fixer l’horizon loin devant soi et se dire que le jour viendra, qu’il se présentera certainement bien plus vite qu’on ne l’avait espéré et qu’à ce moment-là, on saura qu’il est temps de partir, de prendre la route jusqu’à plus soif, jusqu’à se perdre dans un ailleurs vers lequel on tend depuis toujours. J’attends ce moment et l’espère depuis des mois. Il est temps de partir, tracer la route.

12/07/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #04| c’est le dehors qu’elle observe

Elle marche pieds nus sur le carrelage froid. Elle entend les voix familières, elles viennent du salon où la famille échange sur les années passées à Dakar, à Casa, sur le présent, les terres familiales depuis de nombreuses décennies, sur la récolte de fruits précoce cette année. Mets tes chaussons, tu vas attraper du mal. Dans l’entrée, le piano. On n’avait pas su où le mettre lors de l’emménagement. Les autres meubles avaient trouvé leur place, pas le piano droit, il gisait, collé au mur, dans le passage.Depuis plus de 50 ans, c’est du dehors qu’elle observe cette maison. Les notes du piano résonnent encore en elle lorsqu’elle appuyait sur les touches en ivoire au hasard. L’une d’elles avait été ébréchée par une statuette en bois représentant un éléphant, elle avait tapé dessus sans se rendre compte du dommage encouru. Elle est revenue sur ce lieu à plusieurs reprises. Au début les années se sont écoulées, ont apaisé la colère, ont tamisé les regrets et l’absence sans jamais effacer le souvenir et, dès qu’elle a obtenu son permis de conduire, elle a fait route vers la maison, a tâtonné, a demandé de l’aide, a fait appel à sa mémoire pour la retrouver. 
Debout sur un fauteuil, les jumelles collées aux yeux, elle suit de la fenêtre du bureau son grand-père parti chasser avec son setter anglais sur les terres d’en face, de l’autre côté de la route. Ne tombe pas. À son retour, on va l’accueillir, ouvrir la gibecière et trouver un lièvre, un faisan. Ce sera le moment des larmes, des caresses sur le pelage ou les plumes de la victime et on passera vite fait sur les explications de la vie et la mort des animaux sauvages. Les retrouver sur la table à manger lui coupera l’appétit pour longtemps. 
Elle gare la voiture devant le portail. Elle le reconnait, c’est le même depuis son enfance. Les volets sont clos, sentiment d’abandon, personne autour, personne à l’intérieur. Même la boîte aux lettres reste muette.

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09/07/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #03bis| quatre par quatre


 Les parents aimaient s’amuser, boire des verres à la terrasse des cafés, préparer des pique-niques, se déguiser entre amis. Les garçons avaient grandi dans cette ambiance festive d’après-guerre. Des photos en témoignent. Sur l’une d’entre elles, ils sont quatre, devenus adultes. C’était au début des années 60. Ils étaient tous réunis dans la grande maison. Éclats de rire, déguisement, poses rigolotes. Fiers de la surprise qu’ils offrent à leurs aînés, ils sont quatre transportés dans une bonne humeur communicative. Ils sont quatre. Les deux frères, le cousin et la jeune femme. D’habitude, ils sont plutôt trois à se retrouver dans la nouvelle maison parentale, trois à partager le même appartement parisien dès qu’ils remontent d’une visite en province vers la capitale. Il pense qu’il a de la chance d’avoir un grand frère comme lui, prêt à l’accueillir dans son nouveau chez lui. En retour, il l’aide pour ses cours de maths. Il ne sait pas pourquoi il a ces pensées maintenant alors qu’ils fouillent dans les placards. Tiens, cette robe de maman serait parfaite ! Pour une occasion qui n’est pas connue, le cousin les a rejoints. Il pense qu’il a bien fait de se rapprocher de ses cousins, que le temps passe différemment quand ils sont ensemble. Il aime cette présence familiale, cette chaleur d’accueil dont il a toujours bénéficié. Il veut se persuader qu’il est le cousin préféré ! Il a apporté des fleurs à sa tante, une attention qui lui a fait plaisir. Alors, comme au temps de leur tendre jeunesse, ils s’amusent de futilités, fouillent dans les armoires, les placards, le grenier. Les garçons se déguisent, jambes poilues sous des robes décolletées, colliers autour du cou, yeux maquillés et chapeau d’époque. Il pense qu’ils sont bien tous ensemble, que la jeune femme l’aime et que ça fait du bien. Les jours sont magnifiques à ses côtés et il veut lui prouver qu’il sera à la hauteur. Quant à la jeune femme, elle a enfilé un pyjama d’homme de couleur sombre et porte à son bras un sac à main, sur la tête un chapeau de paille. Elle pense qu’elle aussi, elle aimait se déguiser il n’y a pas si longtemps, qu’elle en a fait des kermesses, des défilés sur des chars et des galas de fin d’année. Elle retrouve ici de la joie de vivre, même si elle n’est pas encore très à l’aise. La suite, on ne la connait pas, on ne peut que supposer, imaginer le hors champ, 

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01/07/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #03| comme elle le disait

 Comme elle le disait, le souvenir du doux regard de Jacky posé sur sa fragilité d’enfant couplé avec cette bienveillance naturelle qui lui appartenait, la fine moustache à lui identique à celle de son père à elle, leurs traits de visage ni tout à fait les mêmes ni tout à fait autre, mais tellement proches que sa perception des deux cousins s’en trouvait quelque peu confuse, sans toutefois la perturber, tout ce contexte contribuait à la maintenir dans un climat sécurisé. Elle ne le verbalisera que bien plus tard, à un âge où les éléments du passé viennent se frotter au présent, bousculer des paroles murmurées derrière une cloison, donner sens à une photo retrouvée. Cet hiver-là, il s’est mis à sa hauteur, a guidé ses pas encore hésitants, lui a parlé d’une voix qui semblait la fasciner, une voix qui s’est un jour fracturée, éteinte, éloignée d’elle jusqu’à perdre aujourd’hui la rondeur des mots prononcés. Depuis, ils se sont installés dans son moi intérieur, ont habité le lieu jusqu’à remonter une nuit de début d’automne. Anonymes et étonnamment familiers, les mots sont venus la perturber dans son profond sommeil. Ce jour-là, elle a ressenti une forme de présence, une évidence sans trop pouvoir définir l’urgence de cet appel. 

Je me souviens très bien de ce matin d’octobre, lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai ressenti au fond de moi un désordre morbide comme si l’idée de la mort se transformait en une matière solide. J’ai frissonné. Ce poids en moi alourdissait mon corps jusqu’à me faire mal. Ma respiration s’accélérait. Un état de questionnement accentué par un début de montée d’angoisse grondait en moi. J’ai cru le malheur à venir alors qu’il était déjà engagé. J’ai aperçu au loin une forme floue, comme une silhouette. J’ai voulu marcher vers elle. Je n’ai jamais pu la rattraper. Évaporée dans l’air confiné de la pièce aux contours nébuleux une forme associée à un rêve. Avais-je réellement créé cet instant ?

Un appel téléphonique tôt le matin, la voix de son père, son ton hésitant. Les mots peinent à sortir, à trouver leur sens. Très vite, elle en a identifié la raison, très vite elle fait le lien. C’était bien Jacky la cause de son désordre intérieur, le cousin de son père, celui qui lui avait donné son harmonica dans un étui en plastique rouge bordeaux alors qu’elle était encore très jeune, celui au prénom magique, presque rock’n roll, qui jouait de la batterie. Il se rappelait à sa mémoire après tant d’années, une dernière pensée, un dernier au revoir. Il n’y aurait plus de retour en arrière possible. Ni cimetière ni couronne ne reste que des cendres dispersées sur la surface miroitante de la Méditerranée. C’était son souhait.


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24/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #02bis | le jour n’en finit pas

 Elle a conduit tout du long de la route, d’une traite. Le paysage défilait comme au cinéma, ambiance fictive, tons acidulés, ne manque que la voiture décapotable. Ce n’était pas faux, une vie hors saison. Parfois de longues lignes droites, monotones, bordées par des forêts de pins maritimes, majestueux, les tapis de fougères, parfois des paysages vallonnés, des horizons à perte de vue et, à la croisée d’un chemin ou à la sortie d’un tronçon d’autoroute, des parcelles de maïs, de colza, de blé, plus loin, près du fleuve, des arbres fruitiers diffusaient autour d’eux une odeur sucrée de pêche mure. Ce n’est que lorsqu’elle s’est arrêtée sur le bas-côté de la route départementale, lorsqu’elle s’est emparée de la pêche à la peau veloutée et qu’elle a fermé fort ses yeux pour saisir encore une fois ce goût parfumé du fruit arrivé à maturité, qu’elle a cru triompher de ses souvenirs. Mais elle aura beau sonder sa mémoire, ce goût indéfinissable de la chair juteuse qu’elle croit encore discerner lui échappe, ne semble plus exister ni dans le passé ni dans le temps présent. Quand revient l’apaisement intérieur, elle écoute le silence, ne sait plus définir ce qui se passe, ressent le vide, quelque chose gronde au loin alors que la trace du souvenir ne s’est pas encore dissipée. Ici, le jour n’en finit pas. Alors elle marche dans la clarté vers la limite de l’horizon. Son pas est souple. Sous la semelle de ses chaussures, ça craque, ça crie, un oiseau passe, brise les bordures de sa pause mentale. Elle marche, effleure les jours heureux de son enfance, les appelle, ils résonnent en elle alors qu’il n’y a rien de raisonnable à attendre. Elle marche, s’offre le plaisir furtif d’arriver sur le lieu vers lequel elle tend depuis son départ, replonge dans le passé, imprime le présent, projette le futur, tente avec maladresse de relier les trois. Et puis, contourner la propriété par le coude que la route dessine, aborder avec crainte ce qui reste de ce que fut la terre familiale, celle qui l’a accueillie au tout début. Elle offre à présent un spectacle désolant, arbres coupés, jardin déstructuré, parcelles abandonnées, divisées, réattribuées. La haie a été débitée, ne reste que le portail en bois blanc d’origine, ferronnerie noire, entre deux piliers en pierre. Un non-sens. 

Je ne sais pas ce qui se passe. Dans mes yeux se brouillent deux époques et je ne sais pas comment les relier. Je ressens un vertige le temps de quelques secondes. Suis tétanisée. Je m’en veux de remuer les années écoulées faites d’autre chose, celles de l’oubli imposé. Des années passées à tenter de comprendre, à revenir parfois sur les lieux, à désirer poursuivre l’histoire. La perte de cette terre, c’est devenu mes moments d’espoir intérieur, ma bataille intime. Je voudrais qu’un cri sorte de ma bouche, arrache le voile persistant sur cette demeure. Je n’y arrive pas.

Nerveuse, elle décide de contourner l’un des piliers sans glisser dans le fossé, entre sur la propriété avec ce pressentiment qu’il n’y a personne, peut-être des âmes esseulées, et qu’elle est à l’abandon. Sensation de transgresser un interdit. Pourtant, elle avance droit devant elle jusqu’à la porte.


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20/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #02 | quand le soleil s’efface du présent


 Souvent elle s’est projetée dans cet espace et ne sait plus très bien aujourd’hui comment le définir, le nommer, l’habiter. Il est à la fois présence et absence, souvenir et réalité. C’est un lieu traversé qui ne ressemble en rien au souvenir censé le représenter. Il faut l’imaginer, le recréer, se l’apprivoiser encore et encore. Bien sûr, elle le reconnait ce lieu, identifie des ombres familières, les taches sur le mur à l’entrée à gauche, la tapisserie d’époque défraichie, la boule de bronze absente de la rampe de l’escalier, la fenêtre du fond au rideau en mousseline de soie jauni et à moitié tiré. Bien sûr, il lui échappe une nouvelle fois comme s’il lui était confisqué. Parfois elle ne reconnait rien, se perd, tourne en rond, part à la découverte d’une pièce secrète, imaginée, alors l’insatisfaction la submerge. Bien sûr, comment savoir si le temps passé s’est un jour arrêté sur un souvenir dérobé qu’elle ignore encore ? Là, l’interrupteur, celui qui sautait toujours à la première utilisation de la journée. Là, le trou dans le mur derrière la tapisserie décollée, elle y avait glissé un bout de papier sur lequel étaient notés les premiers mots d’un roman qu’elle imaginât sans fin ou encore le nom de son premier flirt. Là, son reflet à peine recomposé dans le miroir piqué de taches, la faute au tain altéré. La pièce qu’elle arpente aspire le vide, amplifie les battements de son cœur. Dehors, le soleil pâlit, s’efface du présent. Peu à peu, la perception du temps passé se répand dans la rue déserte. Elle s’est endormie sur le plancher, recroquevillée, la tête posée sur sa veste en jean. Un peu plus loin, une silhouette.

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19/06/2023

carnet | juin /// 2023


 
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100 mots, tous les jours ou presque posés comme ils viennent... 


crnt|19•06•23

C’est comme une petite voix intérieure, lancinante, une répétition jour après jour du pareil. L’usure du temps œuvre, fatigue le corps, épuise l’esprit. Et l’obsession des mots. Ils prennent toute la place les mots même quand on ne veut plus les entendre, ils déforment le réel rien que par leur présence, le souffle de leur singularité. Les phrases s’enchainent, se déchainent et alourdissent les souvenirs, les violentent malgré l’oubli qui s’installe parfois. Alors, reprendre le chemin, taire la souffrance des mots écorcheurs, les supprimer de la feuille et en créer d’autres, plus nombreux, moins tranchants, plus adaptés à la vie.







17/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #01bis | un instant inscrit hors du temps


Ainsi, les mots ont jailli hors de la page. Étourdis, livrés à eux-mêmes tels des survivants d’un autre temps, des guerriers en route vers une quête aux apparences insurmontables, ils prennent corps peu à peu, s’installent dans une temporalité encore inconnue, fragile, mais qui deviendra rassurante. C’était un jour vaporeux, impossible à définir, à dater. C’était un instant inscrit hors du temps creusant dans un magma de matière rebelle une sensation intérieure étrange, à part, lovée au fond d’elle-même et elle a fini par surgir, discrète, animée d’une énergie réservée. Le sentiment d’avoir cédé du territoire à une pratique sauvage, désorganisée, où l’espace d’un clignement de la paupière les mots, mis bout à bout, délivrent du sens à ce qui était perçu comme déroutant, non abouti, a émergé de nulle part. Alors l’écriture se déplie, lui échappe pour mieux revenir vers elle et peu à peu l’univers qu’elle avait construit sans vraiment en prendre conscience dévoile sa charpente, des textes se font écho, une toile de mots connus et reconnus se tisse, font sens. C’est arrivé comme ça, un jour inconnu d’elle-même, en toute discrétion, au seuil d’un moment intime de partage dans lequel la puissance de l’aveu s’est transformée en force et a comblé les périodes de doute accumulées depuis des années. L’écriture n’est plus apparue comme un idéal inatteignable, mais comme une compagne présente au quotidien, exigeante, captivante, nécessaire. Elle était en route.

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16/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #01 | fenêtre intérieure

 La solitude, voilà ce qu’elle ressent à ce moment-là, ce quelque chose pressenti au creux même des plis de son corps. Elle pense être devenue un être solitaire dès que l’écriture prend toute la place, chez elle ou ailleurs, surtout à l’intérieur d’elle-même, elle l’emporte partout ce sentiment, il l’habite au quotidien, voyage avec elle. Aujourd’hui, le regard tendu vers l’horizon, elle en perçoit tout le poids. Et pendant ce temps, les pages d’écriture s’entassent sur un bureau de fortune ou une table de cuisine en Formica, une banquette posée dans le coin d’une pièce commune. Superposées les unes au-dessus des autres, les feuilles stagnent et attendent qu’une autre vienne recouvrir la dernière dans un geste harmonieux, une caresse. Peu importe le lieu où elle écrit, ici, Paris, New York, elle baigne dans une solitude palpable. De chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, de maison d’hôte ou de cabane perdue sur une plage déserte ou submergée par une forêt dense, l’essentiel se définit par l’ouverture, la perspective de vue au travers d’une fenêtre, ce point de jonction par lequel le regard s’échappe vers un espace inconnu, une rue, un parc, la mer et offre les bribes d’un commencement, elle ouvre vers l’extérieur et comble la double solitude que représentent la mise à distance du dehors et l’addiction à l’écriture. Peu importe le lieu, les habitudes restent, tenaces, accrochées aux corps écrivant. À portée de main, sur la gauche, un carnet, à droite un stylo et devant ses yeux l’écran, parfois une feuille blanche noircie ou raturée, dessinée. Peu importe le lieu, la solitude est là, présente, palpable sous les mots, enfouie dans le regard, absente du texte à écrire. Alors, tout intérioriser, combler les vides et faire place au geste, à la libération des mots sur le support, à l’encre joueuse et peupler son présent de cette décision d’accepter la solitude intérieure et la vision d’une écriture envahissante et présente partout. 



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04/06/2023

atelier écriture_cycle été 2023 #00 | prologue_le roman


 Quand l’écriture prend à la gorge, révolutionne l’approche du roman et ouvre des champs nouveaux, c’est comme une révélation intérieure irréversible, une empreinte vivace dont la trace marque à jamais la vision de ce que j’ai ressenti à la lecture de ce roman. La modernité éclatait devant mes yeux et me laissait entrevoir les possibles de l’écriture de demain, celle que je rechercherais au cours des décennies suivantes, à l’affut d’autres découvertes d’écriture, d’autres mots. Des mots qui entreraient à l’intérieur de moi, résonneraient et bousculeraient mon confort de lectrice. Des mots qui m’habiteraient, m’inviteraient à écrire. Des mots qui m’accompagneraient et fortifieraient les miens. Ce livre a su apaiser une faille intérieure en béance ou du moins la faire exister sans trop de douleur, et inventer d’autres formes d’écriture, m’ouvrir à cette nouvelle écoute. Je revois cette scène de l’annonce comme un écho à ma propre expérience, et plus loin cet éclat de lumière, la bascule vers ce sentiment de l’existence de l’absurde qui questionne sans qu’on puisse apporter de réponse, mais qu’importe la réponse, seule sa présence suffit à justifier ce qui est. Ce roman, c’est comme s’il avait toujours été là, en état de latence au début, en observation. Il s’est fait plus présent à l’adolescence, puisque repéré physiquement dans la bibliothèque de mon grand-père, et il a pris toute sa place à l’orée de la période où notre regard se tourne vers le monde des adultes. Je l’ai eu entre mes mains sans pressentir ce qu’il deviendrait pour moi, mais le nom de l’auteur s’était inscrit dans ma mémoire, le titre également. L’exemplaire de poche de mon grand-père qui devait appartenir à mon oncle a disparu dans un déménagement. Alors, je l’ai acheté une première fois au début des années 80 avec cette impression lointaine d’un attachement sans fin, comme une intuition, j’étais très jeune, mais j’ai compris l’importance ou du moins l’influence que ce texte allait exercer sur moi. Lu et relu à des années d’intervalle, la couverture a jauni, les pages aussi, la tranche a cédé, des blocs de feuilles se sont détachés. Le livre est devenu sec, léger, paradoxalement les pages se sont épaissies. Mais quand je l’ouvre, une odeur de poussière incrustée me saisit, son vécu persistant me rassure, m’invite à une nouvelle lecture, et même si j’ai un exemplaire plus récent, le premier reste celui auquel je tiens le plus. Compagnon fidèle et discret, il m’accompagne dans les méandres de ma vie. Dans mon chemin vers l’écriture, il se manifeste en me convoquant vers des lieux inconnus qui deviennent familiers, me parlent, me préoccupent, il me conduit parfois vers des sensations que je peux mieux ressentir, imaginer. C’est une source intarissable vers laquelle je reviens toujours.


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31/05/2023

carnet | mai ///2023

 

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100 mots, tous les jours ou presque posés comme ils viennent... 

crnt|31•05•23

Observer la vie de l’intérieur. Être en attente, en veille du monde, de son mouvement, de son souffle, d’un signe. Respirer la vie du dehors, lui donner du relief, du volume pour mieux l’arpenter, la ressentir et l’aimer. Écrire ces mots comme si un fragment de soi se révélait par magie. Écrire ces mots pour ressentir le vivant autour, l’apercevoir au coin d’une rue, entendre ses pas au bout du chemin, loin, perdu dans la campagne accueillante, fragile dans cette période de renouveau. Observer la vie dans sa splendeur quotidienne parfois sombre, parfois gracieuse, souvent incontrôlable, puissante dans ses pulsions.


crnt|30•05•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au-dehors. Faire et refaire régulièrement le même trajet, trois fois par semaine depuis bientôt deux ans et se demander quel sens à donner à ce temps passé dans les transports en commun, se donner plein de raisons pour arrêter le mouvement, rentabiliser les minutes écoulées dans l’indifférence de chacun ou rêver à une autre existence. User le temps, s’en faire un allié, accepter ses fantaisies et crier au monde entier, à qui veut bien l’entendre que tout ira bien et, au fil des heures, les trajets s’égrainent, demain encore.


crnt|25•05•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au-dehors. Un entresol comme une indécision ni en bas ni en haut, mais quelque chose qui a du sens au milieu de, avec et sans bordures. Et puis, ça interpelle ce mot d’entresol, c’est comme une parenthèse dans un espace déjà défini dans une norme établie entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Et c’est quand on prend conscience de l’un ou de l’autre qu’un possible s’offre à nous, l’entresol. Alors, lui accorder un peu d’attention, de la curiosité, observer sa structure, ce qu’il offre, ce qu’il tait ?


crnt|22•05•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au-dehors. Égrainer depuis bientôt 20 ans les jours de mai jusqu’à ce jour à deux chiffres identiques, pareil à deux individus en position de prière, mémorial de nombreux souvenirs, rappel de ton existence. Ici, c’est la vie au-dedans d’une ligne interrompue trop tôt, c’est le lieu où tout s’est arrêté et s’est joué en quelques minutes, quelques secondes irréversibles tendues jusqu’à la fracture. Après, le temps a dû s’accélérer, se multiplier jusqu’à se frotter à l’irréel, l’inconcevable, alors que le tien rentrait dans une éternité insolente impossible à imaginer.


crnt|19•05•23

Du ciel bleu, du vent et de la fraîcheur. Les feuilles de l’érable japonais valsent de gauche à droite et de droite à gauche dans un rythme atypique. Des branches entières se soulèvent dans un frémissement instable. C’est comme une conversation agitée, saccadée, quelque chose de vivant qui s’exprime et s’accroche à la colonne vertébrale de l’érable, écoute et imprime le mouvement perceptible de chaque feuille étoilée. L’esprit du temps passé réactualise le présent à petites touches visibles dans le scintillement des astres de la nuit abandonnant au lever du jour les traces indélébiles du souvenir que le vent emporte.


crnt|16•05•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au-dehors. Et si tout avait pris de l’ampleur là, au commencement de l’heure bleue comme si le rythme du temps se comptait en battement d’ailes, le regard tendu vers un horizon brumeux dans lequel se serait égarée la lumière fragile des matins de printemps ? Les coquelicots en fleur prospèrent dans les recoins sauvages délaissés par le bitume. Le jasmin enrobe cette couche instable de l’espace prisonnier de la chaleur du soir, celle qui plombe la ville les soirs d’été, celle qui invisible s’échappe des trottoirs, de la chaussée.


crnt|10•05•23

Tempête de mots. Envie d’en découdre dans un cri intérieur. Peut-être une forme de libération au bout. Doute. Atmosphère chargée en revanche du lendemain. Juste fermer les yeux, se recentrer, inspirer lentement, sentir ses poumons se gonfler, expirer dans un souffle conscient de la vie en soi. Ralentir le temps et l’habiter dans tout son espace, plus loin encore, débusquer ses replis, les déplier un à un et s’y lover. C’est comme habiter les recoins de son esprit jusqu’à s’y fondre et confondre hier, aujourd’hui et demain, sans que la vie s’arrête pour autant, sans prendre garde à son ombre.

 

crnt|09•05•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au-dehors. Ciel uniforme. Dans le tram, la rue s’éloigne à sens inverse. Ligne de fuite abstraite au loin. Le monde à contre temps et les rails s’éloignent liés à la chaussée alors que l’avenir se joue dans mon dos. Température élevée, atmosphère lourde dans le tram. Trop d’humidité dans l’air. Mais le corps régule, s’adapte. Dehors, la pierre blanche éclaircit la rue, suspend l’humeur chagrine d’un matin chargé en gouttelettes de pluie fine. À peine la barrière du Médoc franchie, le tram repart abandonnant voyageurs pressés, capuches et parapluies.


crnt|04•05•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au-dehors. Croisé le petit homme à la casquette blanche, tête souvent dans les épaules, les mains dans les poches de son blouson. Un bonjour, un léger sourire et c’est un trou noir que mon œil capte ce matin. Suis incapable de me souvenir de ce détail et me demande pourquoi aujourd’hui. L’apparition de ce flash qui clignote dans ma tête me surprend, je recherche dans mes vagues souvenirs comment j’ai pu ne pas le remarquer. Je marche vers le tram, les voitures s’arrêtent au feu rouge, un bus aussi.


crnt|03•05•23

c’est hier dehors la nuit l’hiver et le tram descend la rue fondaudège dans un frottement de roue dans cette sensation de froid dans ce son métallique qui s’installe au creux de l’oreille quand le regard attrape au passage dans un mouvement à peine perceptible de l’œil la faille dans le mur l’ouverture rectangulaire à l’étage et cette fenêtre éclairée les rideaux opaques la lumière tamisée le passage d’une ombre comme un soupçon de vie si loin si loin mais juste derrière au point d’être trop présente et si seulement dans un souffle discret tout disparaissait pour quelques heures loin


crnt|02•05•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au-dehors. Ça pourrait être un matin de mai au lendemain d’un jour de fête, le soleil rosit les façades comme une promesse, dessine des reflets argentés à la surface du fleuve. Ça pourrait être une place déserte sur laquelle le souvenir des pas d’hier résonnent encore. Ça pourrait être la carcasse imposante d’un piano à queue en équilibre sur le trottoir. Parfois, la mémoire s’engouffre dans le vide, éclabousse les âmes silencieuses, tord les regards insistants. Parfois, des nuées d’oiseaux s’envolent dans le ciel, dessinent des cercles et disparaissent.


crnt|01•05•23

Une fois, ça m’a pris comme ça, l’attente. Le rideau à peine entrouvert, les yeux rivés sur la cour devant, puis la rue en pente douce. Les minutes s’écoulent, jusqu’à saisir un instant d’intemporalité. Je ferme très fort mes paupières, douleur dans les yeux, des formes et des couleurs en apesanteur, rien de concret. Le bruit d’un moteur, il s’amplifie puis s’atténue jusqu’à ne plus le repérer. Mon attention se pose sur une feuille morte, elle dévale la rue, se coince dans le caniveau. Il n’y a pas si longtemps, l’automne livrait son dernier souffle. Un murmure dans le vent.

17/04/2023

carnet|avril ///2023

 

                                                                                                     ©DEP

100 mots, tous les jours ou presque posés comme ils viennent... 



crnt|17•04•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au-dehors. Il faut maintenant reprendre le cours de la vie ordinaire et traverser Tivoli au lever du jour, longer Émile Combes, passer le rond-point, reprendre ensuite Émile Combes quelques mètres avant de s’engouffrer à droite dans la rue Molière, puis tourner encore à droite rue Bonnaous avant de bifurquer cette fois à gauche rue de la république, la remonter dans son intégralité avant de traverser Léon Blum et de poursuivre sur l’avenue du 8 mai 1945 jusqu’au bout, jusqu’à l’avenue de la libération et, tout proche, l’arrêt du tram.


crnt|16•04•23

Avoir dans la tête des images qui ne sont pas les miennes, des mots qui ne m’appartiennent pas, un univers qui pourrait me ressembler, mais qui n’est pas celui dans lequel je vis. J’hésite, je cherche, je me perds. Se rapprocher d’une partie de ce qui pourrait être et s’éloigner parfois de ce qu’on est, pas trop loin tout de même, à une distance raisonnable. Les mots peuvent être trompeurs à certain moment, éblouir, aveugler et nous éloigner de notre propre langage. Rester vigilant. S’accorder du temps pour veiller au sens des mots diffusés. Veiller à la continuité des mots.

 

crnt|15•04•23

Battre les cartes du temps. Lire des bribes de vie, ici et là. Les faire siennes. S’évader dans les mots, les siens, les autres. Regarder le jardin qui reprend vie depuis quelques jours, surtout l’érable japonais qui est magnifique avec ses petites feuilles ciselées vert tendre. Oxygène. Sentir les rayons du soleil réchauffer la peau, jouer à travers l’étoffe de la chemise. Choisir un thé vert pour le début de l’après-midi, moelleux, soyeux à souhait. À quatre heures, tremper dans un verre de lait des madeleines, les savourer une par une en les laissant s’imbiber de ce doux liquide blanc.


crnt|13•04•23

Frustration de ne pouvoir tout raconter. Le texte s’enfuit, glisse et m’échappe, je tente de m’y accrocher, de le retenir un temps. Ça pourrait être le début d’une histoire, l’histoire d’un lieu, d’une époque, d’une saison, d’un visage ou d’un mot. Tout est sujet à écriture, à la confrontation de soi sur un terrain sensible qui ne demande qu’à s’épanouir et à me conduire vers des contrées lointaines pleines d’imprévus, de surprises. Bien souvent, il ne manque que soi au rendez-vous, alors que tout existe autour. Il m’arrive de fermer les yeux et de penser très fort à la suite.


crnt|12•04•23

Écouter le vent, regarder la pluie tomber derrière la fenêtre maculée de gouttes d’eau, à l’abri, au chaud, se projeter dans une journée citadine qui aurait dû se dérouler ailleurs, à rouler à la découverte d’autres paysages. On aurait vu la mer, les marais salants, les canaux et les petites écluses qui régulent la vie dans cet écosystème particulier où la vie s’écoule au rythme des saisons, du vent, du soleil, de la pluie. On aurait vu la mer à la pointe de l’herbaudière, on aurait marché sur des sentiers retirés du monde à l’écart des regards, seuls au monde.

 

crnt|11•04•23

Rouler, rouler, rouler. Fin de journée, de gros nuages noirs rentrent sur le continent. Se dire qu’il va falloir écourter le séjour, qu’il est impossible de s’exposer aux mauvaises conditions météorologiques, que le temps ne s’y prête pas, pas cette fois. Ne pas se mettre dans des difficultés inutiles. Renoncer pour un temps. Échanger sur de futurs projets, ouvrir d’autres perspectives. Rentrer chez soi en gardant en mémoire des bribes de journée à pédaler sur les chemins de terre le long du front de mer, vent de face, vent de dos, à la découverte du littoral aux douces senteurs printanières.

 

crnt|10•04•23

La traversée fut rapide, puis on a attendu en arpentant le quai, en s’enfonçant dans les ruelles, derrière le port, en s’arrêtant aux terrasses des cafés pour observer le va-et-vient des îliens, des habitués, des nouveaux arrivés. Chacun vaque à ses occupations. Et c’est comme un ballet qui s’offre à nous de vacanciers qui partent et débarquent pour quelques heures, quelques jours ou resteront à jamais. Alors, on se projette, on essaie d’imaginer une vie ici, au calme, coupé du continent et de sa tourmente quotidienne, on essaie d’imaginer pour le temps qui reste, profiter de ce lieu hors temps.

 

crnt|09•04•23

Oublier la semaine passée et rentrer dans un autre temps, celui des départs vers d’autres destinations, d'autres lieux à découvrir, à ressentir, à partager. Rouler quelques heures et se retrouver en bord de mer à scruter l’horizon à la recherche d’une terre proche flottant entre ciel et mer. La repérer dans son écrin de brume. Se poster derrière la dune, à l’abri du vent marin et attendre la tombée de la nuit. Se dire qu’on est bien, qu’on n’est pas loin. Profiter de ce moment au calme, en harmonie avec la nature environnante. S’endormir bercé par le bruit des vagues.

 

crnt|08•04•23

Écouter les mots venus d’ailleurs et reconnaitre la signature de chacun, l’empreinte du rythme de la phrase, le sens profond et souvent caché d’un appel à comprendre et ne ressentir que l’essence même du dire. La sensibilité de la musique d’un mot venu s’intercaler au fil des paragraphes interpelle notre intime secret jamais dévoilée et enclenche un processus de reconnaissance, de rapprochement pour finalement basculer dans quelque chose qui parle, s’exprime, se dévoile. Dehors, il fait beau. Le chat attend, assis sur le rebord de la fenêtre, à l’écoute des bruits intérieurs, si familiers et la journée va se poursuivre.

 

crnt|07•04•23

Je note pour ne pas oublier. Et cette nécessité, cette pulsion sortie de soi pour dire le présent, le capter à jamais pour ne pas oublier. Laisser une trace, même infime, dans l’urgence d’un monde sans cesse en renouvellement, pour ne pas oublier. Faire en sorte d’exister à soi-même et aux autres, tous ceux qu’on aime et qui nous permettent d’avancer, de cheminer dans l’existence, pour ne pas oublier. Rester attentive, à l’écoute pour mieux retranscrire le vivant, ce qui est, a été, et sera dans un avenir proche, pour ne pas oublier. Cumuler, empiler, conserver, pour ne pas oublier.


crnt|06•04•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au dehors. Jour de grève, peu de monde dans les moyens de transport en commun. Le tram n’a jamais été aussi vide à cette heure de la matinée. Fluidité, espace. Où sont-ils tous partis ? Les deux carrés du font sont vides, huit places pour moi toute seule. Embarras du choix. Redescendre l’avenue de la Libération côté droit ou côté gauche, dans le sens de la marche ou à l’inverse ? Car selon la place, on ne perçoit pas les mêmes sensations, le regard sur la rue est différent.


crnt|05•04•23

Se dire que la vie s’invente chaque jour, même de l’autre côté de la cloison. Les voix traversent le mur, épaisses, graves et aigues à la fois, dévastatrices et intrusives. Ce n’est pas le son de la télévision que les voisins augmentent, on aurait pu le croire au début, dans la confusion. Mais le ton est monté très vite, plus fort, plus violent. Une explication, une dispute verbale, c’est certain. Le choc des mots, juste avant le repas de midi, pour se dire qu’on existe, que l’autre est là, malgré tout. Les portes claquent. L’une plus fort que l’autre. Silence.


crnt|04•04•23

Ce qui exaspère, ce qui énerve, ce qui irrite, ce qui fâche, ce qui provoque, ce qui met en colère, ce qui agace, ce qui excède, ce qui pousse à bout, ce qui enrage, ce qui horripile, ce qui impatiente, ce qui dérange, ce qui importune, ce qui crispe, ce qui fait que la journée ne se déroule pas comme souhaitée, ce qui perturbe, ce qui déstabilise, ce qui désorganise, ce qui déséquilibre, ce qui déstructure, ce qui fait tourner en rond encore et encore et encore, ce qui alerte et montre le chemin à suivre, ce qui apaise parfois


crnt|03•04•23

Faire et refaire trois fois par semaine le même trajet depuis un an et huit mois. Se demander comment chaque jour le réinventer. Porter un autre regard sur le quotidien, les petits riens anodins en apparence, quelques détails qui témoignent de la différence et disent au combien rien n’est jamais pareil. Et pourtant, le trajet en lui-même varie peu, la distance reste identique, les transports fidèles à eux-mêmes. Lassitude du même, du pareil. S’en détacher. Chaque jour, sortir du trajet déjà fixé, s’ouvrir sur ce qui existe à côté, amplifier les détails, repérer l’insolite, sentir la différence, toucher intérieurement l’autre.


crnt|02•04•23

Je regarde l’heure et il n’aurait peut-être pas fallu la lire, détourner le regard, baisser les yeux. Mais les chiffres résonnent dans ma tête, en boucle, rappellent la fragilité de l’instant à vivre. Temps trop court. Rester vigilant. Dehors, les signes extérieurs apportent la confirmation du jour qui décline lentement, désignent les étapes à venir. Alors, accepter la fuite du temps et en faire une force, une alliée. Se dire que rien n’est terrible, poursuivre avec des banalités, alléger ce moment de bascule où on réalise que malgré tout la route se déroule comme un appel à l’emprunter jusqu’au bout.


crnt|01•04•23

Ça ressemble à une explosion contenue dans le cœur. Des mots puissants inscrits et lus sur un écran impersonnel, des mots dont on ne se relève pas, des mots irrévocables sorte de roquettes victorieuses qui touchent la cible et diffusent dans le néant une part de nous. Certaines annonces s’inscrivent dans la case des événements irréversibles et posent l’avenir sur la route des incertitudes, des questionnements, des projections douloureuses. Et même si le temps n’est pas compté, il faudra se familiariser avec les symptômes, l’avancée des troubles de plus en plus handicapants. D’ici-là, revisiter le temps et croire en demain

25/03/2023

carnet|mars ///2023

©DEP

100 mots, tous les jours ou presque posés comme ils viennent... 


crnt|25•03•23

Succession d’images durant plus d'une heure comme un tourbillon artistique où se mêlent les couleurs aimées et partagées, du blanc, du bleu, du mauve, définitivement. Un profil sauvage, félin, dessiné par un halo métallique, une lumière bleutée. Aucune lassitude à écouter des murmures de mots vaporeux, intimes et envoutants. Musique électronique, synthé et notes de piano solo. Des objets fétiches se succèdent. L’espace en apesanteur, le temps des répétitions. Et ces moments hors norme glissent, se nourrissent de passion et de la pudeur qui émerge des silences suggérés. Lunettes teintées, cuir et tee-shirt reconfectionné maison à coups de ciseau précis. 


crnt|23•03•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au dehors. Les grandes marées comme une attente du point culminant. Juste à la limite entre le liquide et le solide. Le fleuve charrie une multitude de débris qui dansent entrainés par le courant. De l’autre côté du fleuve le soleil levant dessine en ombre chinoise les courbes urbaines, enflamme le ciel pour quelques minutes. Plus tard dans la journée, une fumée noire s’échappe de la ville. Au loin, quelque chose doit brûler. Ce n’est que dans la soirée que le feu symbolique du matin se transforme en cauchemar.


crnt|21•03•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au dehors. Il aurait fallu quelques jours, quelques mois pour faire revivre cet espace abandonné, lui redonner un semblant d’âme, mais au début de la semaine, un volet s’est cassé. Un volet vert délavé par le passage du temps sur le bois défraichi, séché par la morsure tranchante du soleil d’été, puis imbibé de l’humidité de l’automne, meurtri par les gelées de d’hiver. Un pan du volet est tombé de toute sa longueur sous la fenêtre et a laissé une ouverture béante offerte aux passants désintéressés de la rue.


crnt|20•03•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au dehorsPremier jour du printemps, ciel dégagé au-dessus de la ville comme un souffle d’un autre temps venu du sud. Des volets ouverts sur demain à la jointure d’une vie saccadée, blessée, dissociée. Et ce regard persistant, suivant les lignes horizontales du tram jusqu’à perdre de vue le bolide, englouti dans la ville au réveil perturbé par un début de semaine incertain. Sa main dans la tienne, rassurante, au bord du vécu, de l’existence de soi et le regard levé vers un visage connu comme une douce bénédiction.


crnt|07•03•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au dehors. Jour de grève et tout est décalé. Sur le quai, l’incertitude sur l’arrivée du tram dans les temps est palpable. Le suivi du décompte des minutes inscrites en rouge sang sur l’écran lumineux reste rassurant. Le regard sur la montre, se dire que finalement il n’y a pas d’inquiétude. Le tram apparaît au loin. Les stations défilent, mais la concentration se porte sur les pages d’un livre que l’on s’empresse de tourner pour anticiper la suite qui ne sera lue que plus tard, en rentrant chez soi.


crnt|06•03•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au dehorsC’était dans le froid de mars, comme une certitude que la semaine passée serait autre chose qu’une simple conséquence et que la suivante s’enchaînerait dans le silence de celle déjà terminée. Dans le tram ce lundi matin, tout est pareil et différent à la fois, les mêmes personnes se croisent sans jamais faire déborder leur regard sur l’autre, les yeux rivés à l’écran lumineux de leur téléphone. Un monde déshumanisé, chacun son écran, chacun ses écouteurs, chacun sa folie, son monde intérieur puissance 10 de vidéos affligeantes.


crnt|03•03•23

Arrive le moment tant attendu où l’esprit déporte ses priorités administratives vers un espace plus créatif. Se retrouver libre, libre dans sa tête. Sensation inépuisable de la page défilant devant soi jusqu’à l’épuisement. Les mots se poursuivent, s’entrechoquent, s’affirment, se déplient dans un mouvement insaisissable, un ballet insolite. Sur la banquette, le chat dort, étalé de tout son long, confiant, les oreilles aux aguets. Dehors, la température baisse, approche de zéro. Il fait bon rester au coin du feu, un carnet de notes à proximité et un livre ouvert sur une page illustrée où tous les espoirs semblent encore permis.


crnt|02•03•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au dehors. D’un mouvement mécanique, le panneau publicitaire fait défiler de haut en bas et de bas en haut les deux seules affiches du moment : Leclerc, arrêt Treulon, à trois stations et une autre sur un événement à venir. Le jour se lève et le regard se promène sur les bâtiments orientés dos à l’est qui forment, l’espace de quelques minutes, comme un découpage en ombre chinoise dans le ciel. La femme au manteau noir est coiffée d’un bonnet groseille et on devine le col d’un pull beige.


crnt|01•03•23

sur les lignes du tram, le regard du dedans, la vie au dehors. Ce matin, peu de monde sur le quai. La fille au manteau et au sac jaune est montée à l’arrêt Mairie du Bouscat. Elle est essoufflée, elle a dû courir. Assise dans un des carrés en sens inverse, elle regarde un épisode de série sur son portable retourné en format paysage. La femme en face, long manteau gris, jean vert d’eau, écharpe bleue assortie au bonnet, gants en cuir noirs comme son sac à main, ferme les yeux, son rouge à lèvre rouge sang souligne ses lèvres.



27/02/2023

carnet|février /// 2023

 


photo©DEP

100 mots, tous les jours ou presque posés comme ils viennent... 


crnt|27•02•23

Quand les âmes du quartier du port s’envolent ailleurs, ne pas les retenir. Et puis février est un bon mois pour s’évader, s’esquiver, se faire oublier. Milieu de l’hiver, allongé dans la neige fraîchement tombée sur le quai, à peine réchauffé par un rayon de soleil, les yeux fixant le ciel et ce minuscule nuage tel une boule de coton moelleux navigant dans cet espace illimité, c’est une situation insolite. Personne ne l’a évoqué dans le journal du village. Les âmes du quartier du port s’en sont aller, personne pour les retenir, personne pour le signaler, personne pour les attendre.


crnt|26•02•23

Rouler dans la nuit, la radio branchée sur une station smooth jazz et l’esprit s’échappe, divague, entre dans la dimension du temps dilaté. Le paysage défile, inconsistant, dans une pénombre parfois inquiétante. Et c’est comme si la vie défilait au rythme lent des minutes devenues disproportionnées dans cette habitacle réduit au strict minimum. Envie de se perdre dans le cœur du monde. Évasion. Entrouvrir la fenêtre, entendre le vent s’engouffrer et sentir sa fraîcheur se déposer sur les épaules dénudées. La couverture est accessible sur la banquette arrière, se retourner et ressentir comme un frisson de satisfaction parcourir le corps.


crnt|18•02•23

Présence bientôt devenue souvenir de ce bloc de béton trop envahissant, encombrant, détesté. Perte d’un volume depuis longtemps rayé de la géographie locale. Évacué, délabré au fil du temps, délaissé aux intempéries et aujourd’hui démantelé. Ne reste ce jour qu’un lambeau de structure destiné à la poussière, à l’oubli. Demain sera plus tranquille, peut-être, plus serein. Et de cette cicatrice qu’on va s’obstiner à polir, à effacer, subsistera un fantôme, un bâtiment invisible aux non-initiés, mais présent dans une mémoire collective qui ne demandait qu’apaisement ou anéantissement à jamais. Demain révèlera un autre lieu, plus paysagé, plus végétal, plus adapté.


crnt|11•02•23

La route défile, parallèle à l’estuaire. Le soleil tape sur la carrosserie, réchauffe l’habitacle. On gare le véhicule dans une rue proche de la plage. Sur la gauche, il est encore là, déjà blessé, abîmé par une semaine de démantèlement. A terre, des blocs entiers de béton encore tagués. Alors fixer ce temps inscrit dans l’éphémère des derniers jours d’un bâtiment décrié depuis des décennies. Autour du périmètre de sécurité, regards croisés, muets, chuchotements déplacés, mots emportés par la brise. De la vue rapprochée, on prend maintenant du recul, la plage à marée basse. Et déjà le monstre n’est plus. 


crnt|07•02•23

Tremblement des paupières, regard humide. La main droite cherche le portable au fond de la poche du tablier de travail. Dans le couloir, le charriot de nettoyage attend. Son voile légèrement déplacé sur ses cheveux, elle hoche de la tête, ses yeux se voilent, son tablier mal ajusté cache une robe sombre aux formes indéfinies. Elle montre l’écran de son portable. Une vidéo défile sur un immeuble en train de s’effondrer. Incompréhension. Deux, trois mots articulés avec difficulté, famille morte, beaucoup de blessés. L’inquiétude palpable se cogne contre les murs ici debout. Ce matin, le jour s’est levé sur l’horreur.


crnt|03•02•23

J’ai éteint la lumière pour mieux voir le dehors, apprécier les contours de la vie, me jeter dans demain tout en chérissant le moment présent, celui par lequel on existe, celui de l’instant incontournable, celui de la réalité qui fait du jour qui se lève un spectacle unique même s’il se renouvelle au quotidien dans des variantes explosives encore inconnues de nous. J’ai éteint la lumière pour accepter le temps qui passe, le palper, sentir son léger souffle sur ma peau, me dire que ce n’est pas grave, que la vie restera présente aussi longtemps que sa beauté se répandra.