RECTO
à ce stade de la nuit, plus rien n’existe. Les réverbères municipaux se sont éteints et la nuit glisse sur la ville jusqu’à engloutir la moindre lumière résistante. Je retiens mon souffle. Peu à peu, mes yeux s’habituent à l’obscurité. De la fenêtre de la chambre, j’aperçois un chat ramper le long du mur d’en face. Ombre solitaire sans nom ni foyer. Tout semble figé, absent. Je repense à cette jeune femme dans le tram du matin, elle a finalement avoué à son amie qu’elle avait peur de rentrer seule le soir, éclairant ses pas à la lueur de sa lampe de téléphone. Je me refais le film dans ma tête, je la vois monter à l’arrêt Fondaudège-Muséum, cherchant des yeux son amie et puis c’est le vide, mon esprit se brouille, s’échappe ailleurs. Je ferme les yeux et je n’entends plus que le silence poignant de la ville.
à ce stade de la nuit, je descends les marches une à une en prenant soin de ne pas trop les faire craquer. Dans le silence nocturne, je suis facilement repérable, mais toute la maisonnée dort à poings fermés. J’entends les respirations régulières de chacun, elles rythment le passage des minutes. La lumière est éteinte et je marche à tâtons dans cet espace que je connais si bien. Mes yeux s’habituent peu à peu à l’obscurité et je m’allonge sur le canapé. Le film de la dernière journée défile dans ma tête. Le réveil matinal, de plus en plus difficile. L’attente à l’arrêt de tram et les regards qui se croisent sans jamais se reconnaitre. L’arrivée des collègues au fil des premières heures de la matinée et les bonjours qui s’attardent, glissent dans les couloirs, se perdent entre deux portes. Les regards moqueurs de P., les remarques déplacées de B., la nouvelle robe de C., les bruits de couloirs dévastateurs, une main sur une épaule. La foule Porte de Bourgogne et les trams qui se croisent offrant à l’ouverture des portes un ballet dynamique de corps pressés d’en finir. J’allume au-dessus des plaques de cuisson et je me prépare un thé. La nuit va être longue.
à ce stade de la nuit, je marche sur la terrasse et m’installe dans un transat, un plaid sur les genoux. Nuit noire et profonde. Je ferme les yeux et profite de ce moment suspendu et me laisse aller, flotter entre deux réalités. Au loin, l’aboiement d’un chien me ramène à mon point d’ancrage. Il y a comme un coup de vent insolite qui traverse le jardin, frais et plaisant. Une toile tendue claque. Je repense à cette matinée de début juillet, il y a plus de vingt ans, sans m’y attendre, je venais de te perdre. Un simple appel téléphonique, et la vie bascule dans un réel cauchemar. Ces jours qui défilent sous tension et m’emportent dans un tourbillon de grande tristesse, de profond chagrin. Les larmes succèdent aux rires, souvent nerveux. Les cérémonies s’enchaînent, tracent ce couloir du rituel qui, plus tard, devrait aider à accepter. Les images en boucle me bousculent à nouveau. Et si rien ne s’était passé ainsi, si la vie s’était installée plus longtemps et avait comblé ce vide insupportable qui m’habite aujourd’hui, comment l’aurais-je vécu ?
VERSO
L’affiche, le profil d’une jeune femme aux cheveux rouges et ce regard tourné vers l’ailleurs. C’est Lady Bird. Je découvre le film à sa sortie, il m’avait fascinée. Plusieurs années plus tard, je le revois à plusieurs reprises sur une chaîne américaine lors d’un voyage en Californie. J’étais toujours séduite par ce personnage, adolescente contrariée par son quotidien, et ce désir de s’inventer une vie ailleurs, à l’autre bout du pays, à cet endroit où les écrivains vivent une vie de rêve. Alors, je suis allée à Sacramento, sur les traces de Lady Bird. Il me fallait sentir la ville, marcher dans les rues de la capitale Californienne, circuler dans les quartiers résidentiels, repérer les lieux du tournage et m’imaginer cette autre vie en me glissant dans la peau de la fantasque Christine McPherson, et voir à travers son regard ciel les tensions et les délicatesses de la vie. Je revois cette journée, un brin nostalgique, et cette tentative de marcher sur les traces d’un temps fictif et éphémère depuis relégué dans l’oubli. La ville vit toujours à son rythme, à peine perturbée par ces journées de tournage, mais inscrite à jamais dans ma mémoire.
Atelier d'écriture Tiers Livre, François Bon