15/07/2025

#4_recto verso | celle, là-bas

Crédit photo dominique estampes paillard


RECTO

 

Ce désir intense de creuser dans ma mémoire. Te retrouver ma terre natale. Répondre à un appel inscrit dans la mémoire de la chair. Rechercher ces traces enfouies dans un souvenir trop lointain, absorbé par la mémoire inexistante d’un début de vie. Il est écrit sur mon acte de naissance née à Casablanca. Ce mot, je n’ai cessé de le prononcer, je l’ai écrit mainte fois sur une multitude de documents. Il n’est que chimère. Pourtant il résonne fort en moi comme une vieille litanie. Jeune, il m’a fait fantasmer, me sentir double, m’a échappé tant de fois. Ne reste que le souvenir d’un vécu raconté par bribes, des photographies, des reconstitutions imaginaires. Part du réel, part inventée, ce n’est jamais assez. J’ai traversé la planète d’est en ouest du nord au sud et pourtant, même si j’ai effleuré ton sol le temps d’une courte escale, je ne suis jamais revenu sur le lieu de ma naissance. Cible inaccessible, en état de promesse. Je me demande où sont enfouis les semaines, les mois, où cette terre a déposé en moi la marque indélébile de l’appartenance à une histoire à la fois mienne et commune à d’autres. Les années sont passées creusant un vide, une incompréhension, une demande. Pourquoi tout ce temps à cultiver l’espoir d’un retour jamais envisagé. Ce petit coin de moi, ce petit coin de terre me colle à la peau. Que faire de l’éloignement quand il est trop distendu. Que faire de ce désir caché qui dort en moi ? Je reprends mes archives et j’entends le vent souffler, gronder l’océan. Le banc des habitations surgit des photos, m’éblouit. À force de les regarder, elles sont miennes. Je leur invente une histoire, mon histoire. J’ouvre des pages sur internet à la recherche d’un indice. Elles restent ouvertes des mois dans des onglets qui finissent par disparaître. Capturer des images, noter des témoignages, étudier des cartes anciennes, me projeter. Emprunter des chemins tortueux, fuir la peur. Revenir n’est pas rien.

 

 

VERSO

 

Tu pourrais me dire, pourquoi n’es-tu jamais revenu ? 

Tout a toujours été prétexte pour ne pas franchir le pas, avoue !

Tu attendais quoi ? Oui, ton père ne t’a jamais ramené là-bas, oui, tu pensais secrètement qu’il le ferait, oui, il ne s’est rien passé. Sais-tu pourquoi au moins ? As-tu demandé ? Non. C’est trop tard maintenant.

Pourras-tu franchir le pas ? Ah, tu as peur d’être déçue, mais de quoi ? tu n’y connais rien à cette ville, elle a tellement changé… 

C’est ça, elle a changé et moi aussi et je ne connaîtrai jamais la ville d’avant.

C’est ça ton problème ? Non, tu te méprends. Le mal est ailleurs.




atelier d'écriture Tiers Livre, François Bon

#3_recto verso | le ferry du lendemain

 

crédit photo dominique estampes paillard

RECTO

 

Il y a le vent dans tes cheveux, sauvage et parfumé. J’aime me souvenir de cet instant.

Il y a cette côte dessinée à l’encre de Chine, puis aquarellée. Carte trouvée dans une brocante un matin, sur le port.

Il y a ce cri dans la nuit, glaçant.

Il y a cet horizon imprenable. Chaque jour, il défie ma route, celle qui trace le chemin vers demain.

Il y a les peut-être et les jamais, ceux qu’on veut éviter à tout prix.

Il y a ces lendemains sans saveurs qui violentent nos vies.

Il y a ces promesses d’ailleurs, elles bercent mon quotidien et donne la force de rêver encore.

Il y a les petits bonheurs saisis au gré de la journée, ces moments précieux qui échappent à ceux qui ne savent pas porter attention aux détails de la vie.

Il y a hier et toute sa promesse de vie pour demain.

Il y a le souvenir que j’ai de toi, il s’effrite peu à peu, mais m’habitera toujours, même lorsque les contours de ton corps se seront estompés.

Il y a ces petits riens, ils sont énormes.

Il y a ton regard que je ne sais capter.

Il y a la route, celle qui instruit, celle qui fait évoluer, celle qu’on remercie pour ce qu’elle est.

Il y a le ferry du lendemain matin.

Il y a ces moments grandioses où les continents grincent comme les dents.

Il y a la vague qui s’élève au-dessus de la mer.

Il y a cet espace de fusion entre le corps et la nature.

Il y a les lieux uniques des au revoir.


VERSO

 

Oui, la route est longue. Je m’y perds parfois. Là où le souvenir du chemin parcouru tisse un fil à peine perceptible, j’aime à redonner du sens à ces fragments de vie. Se retourner ne relève pas d’un acte nostalgique, c’est donner de la force au présent et une impulsion favorable à l’avenir. Oui à la vie, aux fleurs des champs, à l’eau endormie des lacs de montagne, à la force des torrents, à la beauté d’un vol d’oies cendrées sur le chemin migratoire, à la couleur bleu profond de tes yeux, à ce paysage époustouflant découvert en voyage, à tout ce qui nous rappelle qu’on existe à côté de tout le reste. Oui à ne plus rien savoir que dire. Oui à l’ivresse du jour qui tombe. Oui à mes pas dans les tiens, si éloignés et si présents. Je reviendrai au point zéro de mon histoire, retrouver le fil conducteur et retisser le récit de ce qui a été, est, et sera.



atelier d'écriture Tiers Livre, François Bon

#02_recto verso | ombre solitaire

  crédit photo dominique estampes paillard

RECTO

 

à ce stade de la nuit, plus rien n’existe. Les réverbères municipaux se sont éteints et la nuit glisse sur la ville jusqu’à engloutir la moindre lumière résistante. Je retiens mon souffle. Peu à peu, mes yeux s’habituent à l’obscurité. De la fenêtre de la chambre, j’aperçois un chat ramper le long du mur d’en face. Ombre solitaire sans nom ni foyer. Tout semble figé, absent. Je repense à cette jeune femme dans le tram du matin, elle a finalement avoué à son amie qu’elle avait peur de rentrer seule le soir, éclairant ses pas à la lueur de sa lampe de téléphone. Je me refais le film dans ma tête, je la vois monter à l’arrêt Fondaudège-Muséum, cherchant des yeux son amie et puis c’est le vide, mon esprit se brouille, s’échappe ailleurs. Je ferme les yeux et je n’entends plus que le silence poignant de la ville. 

 

à ce stade de la nuit, je descends les marches une à une en prenant soin de ne pas trop les faire craquer. Dans le silence nocturne, je suis facilement repérable, mais toute la maisonnée dort à poings fermés. J’entends les respirations régulières de chacun, elles rythment le passage des minutes. La lumière est éteinte et je marche à tâtons dans cet espace que je connais si bien. Mes yeux s’habituent peu à peu à l’obscurité et je m’allonge sur le canapé. Le film de la dernière journée défile dans ma tête. Le réveil matinal, de plus en plus difficile. L’attente à l’arrêt de tram et les regards qui se croisent sans jamais se reconnaitre. L’arrivée des collègues au fil des premières heures de la matinée et les bonjours qui s’attardent, glissent dans les couloirs, se perdent entre deux portes. Les regards moqueurs de P., les remarques déplacées de B., la nouvelle robe de C., les bruits de couloirs dévastateurs, une main sur une épaule. La foule Porte de Bourgogne et les trams qui se croisent offrant à l’ouverture des portes un ballet dynamique de corps pressés d’en finir. J’allume au-dessus des plaques de cuisson et je me prépare un thé. La nuit va être longue.

 

à ce stade de la nuit, je marche sur la terrasse et m’installe dans un transat, un plaid sur les genoux. Nuit noire et profonde. Je ferme les yeux et profite de ce moment suspendu et me laisse aller, flotter entre deux réalités. Au loin, l’aboiement d’un chien me ramène à mon point d’ancrage. Il y a comme un coup de vent insolite qui traverse le jardin, frais et plaisant. Une toile tendue claque. Je repense à cette matinée de début juillet, il y a plus de vingt ans, sans m’y attendre, je venais de te perdre. Un simple appel téléphonique, et la vie bascule dans un réel cauchemar. Ces jours qui défilent sous tension et m’emportent dans un tourbillon de grande tristesse, de profond chagrin. Les larmes succèdent aux rires, souvent nerveux. Les cérémonies s’enchaînent, tracent ce couloir du rituel qui, plus tard, devrait aider à accepter. Les images en boucle me bousculent à nouveau. Et si rien ne s’était passé ainsi, si la vie s’était installée plus longtemps et avait comblé ce vide insupportable qui m’habite aujourd’hui, comment l’aurais-je vécu ?

 

 

VERSO

 

L’affiche, le profil d’une jeune femme aux cheveux rouges et ce regard tourné vers l’ailleurs. C’est Lady Bird. Je découvre le film à sa sortie, il m’avait fascinée. Plusieurs années plus tard, je le revois à plusieurs reprises  sur une chaîne américaine lors d’un voyage en Californie. J’étais toujours séduite par ce personnage, adolescente contrariée par son quotidien, et ce désir de s’inventer une vie ailleurs, à l’autre bout du pays, à cet endroit où les écrivains vivent une vie de rêve. Alors, je suis allée à Sacramento, sur les traces de Lady Bird. Il me fallait sentir la ville, marcher dans les rues de la capitale Californienne, circuler dans les quartiers résidentiels, repérer les lieux du tournage et m’imaginer cette autre vie en me glissant dans la peau de la fantasque Christine McPhersonet voir à travers son regard ciel les tensions et les délicatesses de la vie. Je revois cette journée, un brin nostalgique, et cette tentative de marcher sur les traces d’un temps fictif et éphémère depuis relégué dans l’oubli. La ville vit toujours à son rythme, à peine perturbée par ces journées de tournage, mais inscrite à jamais dans ma mémoire.




Atelier d'écriture Tiers Livre, François Bon

05/07/2025

#01_recto verso | un été en travaux

 



photo ©dominique estampes paillard

 

RECTO

 

 

Une banderole déployée à l’entrée de la plus longue rue piétonne d’Europe. Elle annonce une nouvelle édition de la braderie d’été, du jeudi 17 au samedi 19 juillet. Déjà une foule incroyable qui laisse présager un engorgement d’ici quelques jours. Piétinements, coude à coude. Yeux hagards et souffle court. Les potentiels clients malmenés par des températures incontrôlables défiant le thermomètre, flirtant avec les 40 degrés Celsius, se laissent porter par la vague humaine. Corps ruisselant de sueur. Et cette goutte qui perle au niveau de la nuque et descend le long de la colonne vertébrale.

 

 

Place Saint-Pierre. Un semblant de fraicheur sous les platanes. Les terrasses des bars affichent complet. Les serveurs semblent se déplacer au ralenti, tout est en suspens, figé, les clients, les passants, même les enfants se tiennent tranquilles. Comme une impression d’être rentré dans un tableau représentant un moment de détente sur une place en été. Il y a la queue devant le glacier. Certains agitent un éventail, d’autres un livre, un prospectus, tente de se rafraichir comme ils peuvent. Le temps de commander et de régler la note, la glace a fondu en partie.

 

 

Arrêt Porte de Bourgogne. Pas de tram pour traverser la Garonne. C’était annoncé depuis des semaines par le service communication de la mairie, le Sud-Ouest, les Transports Bordeaux Métropole, le pont de Pierre est fermé aux transports pour travaux exceptionnels. Sur ce quai où transitaient trois lignes de tram, la foule hétérogène a fait place au chaos des travaux. Rails enlevés et déplacés, sol décaissé, tout est sens dessus dessous et cuit sous un soleil mordant.

 

 

VERSO

 

Arrêt Porte de Bourgogne. Pas de tram pour traverser la Garonne. C’était annoncé depuis des semaines par le service communication de la mairie, le Sud-Ouest, les Transports Bordeaux Métropole, le pont de Pierre est fermé aux transports pour travaux exceptionnels. Depuis quelques jours, entre le pont de Pierre et les quais du tram, les mêmes soupirs d’insatisfaction. Cette jeune femme désabusée, déjà le visage rouge écarlate, rentrant certainement du travail par une chaleur approchant les 40 degrés, pense à voix haute, ils auraient pu choisir un autre moment, ça nous handicape bien, nous, qui travaillons encore. Et dans la continuité de ces paroles, une autre lui répondre, ça aurait été pire en temps normal. Alors elle poursuit à pied son chemin jusqu’aux Quinconces, croisant d’autres personnes contraintes de subir ces travaux d’été, impactant une bonne partie des citadins. Et avec ça, c’est pas une belle image à offrir aux touristes aurait pu lui répondre un autre usagé entassé cette fois dans le bus 15, roulant par ce temps de grande canicule avec une climatisation défectueuse.


Atelier d'été Tiers Livre, François Bon