Photo by Dominique Paillard |
vers un écrit film, #3 | le "comment j'ai fait" de
Marguerite Duras
revenir sur l'instant même du saut dans le "faire" en décrivant le contexte qui le
précède
Bloc-paragraphe
Comment j’ai fait ?
Au début je n’ai pas fait. Ou si peu. Rien de bien précis. Mais rien, en fait. Un mouvement anodin, insignifiant. Rien. Cependant, une petite voix résonnait en continu dans ma tête. Elle me dérangeait cette petite voix. Je n’arrivais pas à l’identifier. Le désespoir me rongeait. Des images venaient se fracasser dans mon imaginaire, narguaient ce qui aurait pu être un début de quelque chose et disparaissaient sans qu’une forme d’identification ait laissé une empreinte. Rageant. Un malaise intérieur grandissait en moi, envahissait tout l’espace, l’étranglait. La recherche d’une voie libératrice m’obsédait, habitait mes questionnements, les façonnait parfois, les orientait. J’étais prisonnière de mes pensées, de mon effondrement. Le café avait un goût de non retour. La rue se vivait au-delà de la vitre embuée, sans moi. C’était au début et je n’avais rien fait. Pas encore. Alors, comment j’ai fait pour faire ? D’abord, il y a eu l’espace. Des sons ont commencé à envahir cet environnement étriqué puis généreux, ce qui a permis aux sons de se multiplier. Et puis, j’ai pu entendre les fréquences, les écouter avec intérêt. C’était comme si les étapes d’un début de quelque chose se mettaient en place. Je crois me souvenir que les pluies avaient cessé à cette époque. Le froid était moins mordant, les manteaux ouverts aux courants d’air rafraîchissants. Les sons sont devenus des voix. Terminés ces ensembles phoniques lancinants du début. Laissez-moi entendre ces harmonies. Ensuite, il y a eu un lieu. Un quai et l’eau par-dessus le quai et la corde au-dessus de l’eau et le quai qui se retrouve submergé par cette vague orpheline qui n’en finit pas de se déployer en-dessous de la corde tendue. Et là, il fallait choisir : se laisser déborder ou terminer de lire le journal à la terrasse du café. Puis l’eau s’est retirée, le choix s’est fait par aspiration. Il y a peut-être ici un début de commencement du « comment j’ai fait ». Alors, j’ai laissé faire. J’ai laissé l’ailleurs m’envahir, la vague m’apprivoiser. J’ai laissé les visages se multiplier. J’ai laissé la marée vivre au rythme de son flux et reflux. D’ailleurs avais-je le choix ? J’ai aimé ça. La peur au ventre, j’ai cédé. J’ai aimé ça encore. Je me suis offerte au « faire », mais je ne sais toujours pas comment.
[contribution atelier François Bon - Tiers Livre]