12/01/2019

en 4000 mots | nouvelles de nos nouvelles

hiver 2018

#4. Duras, quatuor à dire



C’est sur la route du souvenir que le lieu se construit. Etape par étape. Le chemin semble long, rectiligne, sans but précis. Les lieux se multiplient. Les images se superposent, se cumulent, s’empilent et façonnent un paysage unique caressé par le souffle délicat des vents migrant des plaines arides. Et la mémoire s’enrichit d’un kaléidoscope émergeant des lieux traversés. Ici un pont métallique enjambe une rivière paisible soucieuse de s’éloigner en laissant son empreinte délicate sur le bord de la rétine. Là un DINER à la {Bagdad Café}, enseigne à néon grinçante, banquettes rouge sang, chromes du comptoir astiqués et le drapeau américain recouvrant une grande partie d’un mur bardé de trophées. En fond sonore, {Two Angels}, the Tucson Sound comme si on y était et la voix usée par la vie de Billy Sedlmayr hante l’atmosphère chargée de la tiédeur du soir. Plus loin, une cabine téléphonique Bell South, vitres taguées et annotées aussi bien d’extraits de poèmes, de petits cœurs, de messages personnels ou de dessins obscènes. Plus loin encore, un parking coincé entre une station EXXON, un Waffle House et un 24 Hour Banking. Et la route qui se perd dans le paysage désertique, silencieux, infini.

La voiture est garée sur le bord de la chaussée défoncée. Un homme en descend. Il ouvre le capot et allume une cigarette en protégeant la flamme de son briquet tout en s’adossant à sa vieille Cadillac restaurée. Autour, c’est le silence. Un silence épais, pesant. Que fait cet homme entre deux âges sur cette route monotone, au milieu de nulle part ? Les traits tirés, le regard perdu au loin dans les vapeurs de chaleur, il attend. Il attend quoi ? D’un geste machinal, il referme le capot de sa voiture. Il s’installe au volant pour certainement repartir, comme ça, comme il est venu, mais semble changer d’avis et incline le dossier du siège, sort de son portefeuille une photo en noir et blanc aux bords dentelés. De mon poste d’observation, je ne perçois que les contours et trois tâches sombres, floues. Le soleil est à son zénith. La chaleur plombe l’atmosphère. Le goudron suinte. Les herbes sauvages se dessèchent. L’homme pense à s’hydrater et engloutit d’une traite une canette de Coca-Cola, puis la balance de l’autre côté de la route. Une goutte gorgée de sucre glisse de la commissure de ses lèvres, d’un geste rapide il l’essuie du revers de sa manche. Je n’ai toujours rien appris de cet homme et pourtant, la profondeur de son regard, son comportement énigmatique, son attente intemporelle m’alertent, m’invitent à poursuivre le chemin à ses côtés. A distance raisonnable. 

J’ai souvent parcouru ces routes débordantes de solitude, étouffantes de silence, dégoulinante de sueur. Ce qui est étonnant, c’est que je n’ai jamais rencontré cet homme, perdu au milieu de nulle part, fumant sa cigarette en jetant un regard mélancolique sur une photo couleur temps passé. Il est pourtant si présent dans mon souvenir. C’était un jour ordinaire où l’imaginaire creusait un sillon indélébile dans ma mémoire défaillante. Comment ne pas entretenir l’existence fantasmée de cette scène dépouillée de sens ? Un souvenir fantôme échappé d’un endroit inaccessible, unique, à exister dans sa bulle hermétique. Et pourtant, je m’en souviens comme si j’avais vécu cet instant, comme s’il était inscrit dans le planning désorganisé d’une errance incontournable. J’ai longtemps cru qu’il reviendrait, l’allure nonchalante, le regard perdu dans les brumes du souvenir. Comme un désir inavouable, je l’ai cherché au fils de mes voyages. Je n’ai rien pour combler son absence. Une intuition de rien, du vide, de l’abstrait. Une envie d’en terminer avec cette image incrustée dans mon souvenir fictif. J’arpente la face cachée d’un manque existentiel et comble le vide avec des mots qui me fascinent et recréent au fond de ce silence le reflet exact de cette présence inaltérable. La nostalgie prend le relais et éclabousse le souvenir d’émotion et de tendresse tout en m’insufflant l’intuition de la vivre.

A différentes périodes de ma vie, je me suis arrêtée sur le bas-côté de la route pour écrire, noter une sensation, m’imprégner d’une image, décrire une brindille folle effleurant le macadam brûlant pour ensuite se perdre dans un paysage hostile. Les images se sont succédées, télescopées, enflammées. J’ai progressée à vue, parfois sans guide précis, mais toujours dans le but de capter l’essence même de l’émotion qui m’envahissait. J’ai croisé le doute, l’inconfort des petits matins glacials, des crépuscules et des lieux incertains, oubliés du monde. Il y a eu la peur de ne plus rien avoir à dire, à partager, il y a eu l’angoisse du geste interrompu, de l’écriture déchirée. Il y aura encore de nombreuses hésitations, des états d’âme et des zones de conflits. Et la route se poursuit au-delà du chaos existentiel. Impossible de capituler, je reste attentive et curieuse quant à la finalité de ce rien minuscule alors qu’au loin, le souvenir de cet homme resurgit et sa silhouette stagnant dans un brouillard de chaleur vient aviver l’émotion encore intacte d’un film inachevé, d’une écriture en devenir.


[atelier F.Bon - Tiers livre]